SAUVAGE
Le seigneur des pins noirs
La nuit était douce, calme et chantante. Les hululements des chouettes se répondaient d’un bout à l’autre du bois. Le craquement de branches écrasées, ou tombées de la cime des arbres laissait deviner la présence de petits animaux. Même au cœur des ténèbres, la forêt produisait une rumeur diffuse, une pulsion constante de vitalité.
La créature, pourtant, se déplaçait sans bruit.
Ses longues griffes pointues s’enfonçaient à travers l’humus trempé. Son souffle rauque se confondait avec celui du vent. Sa silhouette noire et galbée, rompue par la seule masse protubérante de sa cage thoracique, se mêlait aux ombres environnantes.
Elle ne rencontra aucune difficulté à tromper la vigilance des gardes. D’un bond prodigieux, elle se hissa au sommet de la palissade, se glissa entre ses arêtes coupantes. Coiffés de casques en forme de croissant de lune, leurs lances pointées vers le ciel étoilé, les hommes fouillaient la nuit à l’aide de torches incandescentes. L’odeur acide de leur transpiration lui piquait les narines. Leurs haleines empestaient des relents de fruits fermentés. Ceux-là présentaient un intérêt limité. La créature leur préférait les individus les plus jeunes. Leur pubescence les gardait de la hargne de leurs parents. L’absence de carapace de métal froid les laissait sans défense, raison pour laquelle ils se terraient au plus profond de la colonie.
Elle se réceptionna près d’une échelle, sinua à l’intérieur d’un réseau d’abris de toiles tendues. Elle évita les patrouilles, méprisa les caches de provisions entreposées en sous-sols. Elle approcha d’un long bâtiment surélevé, dont les contours lui apparaissaient comme auréolés d’une pâle lueur. Elle se hissa au sommet d’une souche fendue par le milieu, se dressa sur ses deux pattes arrières, prête à fondre sur sa proie.
Avant la venue des hommes, la créature n’avait jamais connu l’adversité. Les ours et les meutes de coyotes maraudant la fuyaient comme la peste. Les Griffus installés près du lac multipliaient les offrandes à son égard. Pas eux. Eux étaient arrivés d’on ne sait où. Ils avaient commencé par abattre les grands arbres et avaient érigé leur forteresse. Jamais personne ne s’était avisé de braconner sur ses terres, encore moins de lui donner la chasse. Les hommes ne se prêtaient à aucune convention. Ils étaient nouveaux en tout et c’était heureux. Leur chair recelait un parfum exquis et envoûtant.
La créature n’avait jamais rien connu de pareil.
Sa silhouette démesurée pliée en deux, In’kiro traçait avec application une suite d’idéogrammes ensorcelés autour du foyer. Les premiers rayons du soleil perçaient depuis la cime des arbres, ils tombaient en fins cataractes sur sa peau vert pâle, révélant la moulure de ses muscles noueux.
— Bon. On y va ?
Le vieil Orque jeta un regard par-dessus son épaule.
— Je maquille nos traces, répliqua celui-ci. Il recouvrit le tout d’une poignée de cendres encore chaudes.
— Qui diable se donnerait la peine de nous pister jusqu’ici ? s’impatienta Pavel, « Nous sommes littéralement au milieu de nulle part. »
— J’ai de nombreux ennemis.
— Et la moitié d’entre eux mouilleraient leurs braies à l’idée de te croiser en pleine nature. On peut pas dire que t’es le profil de la victime idéale, tu sais.
Pour ainsi dire, eu égard au reste de ses semblables, In’kiro était un véritable colosse. Une carcasse de cent cinquante kilos aux avant-bras couverts de cicatrices et de peintures tribales. Il maniait une redoutable masse d’armes ainsi qu’un immense pavois aux proportions inhumaines.
S’il avait eu des cheveux à une période de sa vie, il n’en restait rien. Son visage ne consistait à présent qu’en un lacis de rides creusées, lacéré de la commissure des lèvres à l’oreille gauche par un mauvais coup mal cicatrisé. Cette vilaine infirmité laissait apparente une partie de sa dentition. En comparaison, Pavel présentait une figure agréable. Ses petits yeux rieurs témoignaient de son effronterie. Ses longs cheveux bouclés et sa moustache en croc parfaitement entretenue lui donnaient des airs de gentilhomme. Les deux mercenaires travaillaient ensemble depuis longtemps. Ils se complétaient autant qu’ils s’opposaient.
Les derniers préparatifs terminés, ils s’empressèrent de lever le camp. In’kiro progressait d’un pas lourd et rapide, sans jamais se retourner. Derrière lui, Pavel gardait un œil sur les alentours.
La forêt commençait à s’éclairer, et avec elle se révélait un dédale sans fin de troncs à l’écorce noire et luisante. Aucun relief ne venait boucher la ligne d’horizon. Le sol, couvert de mousse verdâtre, était parcouru d’arbustes et de fougères épaisses. Il n’y avait là que des pins, épicéas et autres plantes à épines. De rares séquoias géants jalonnaient la surface du plateau. Le terrain n’offrait guère d’abris en cas de mauvaise rencontre. À moins de savoir grimper aux arbres. Tout se ressemblait ici. C’était une terre sauvage, vierge de toute présence humaine. Ou presque. Par deux fois, Pavel signala à son compagnon les abords d’un sentier. Par deux fois, In’kiro y opposa un net refus. Le vieil Orque redoutait d’emprunter les principaux axes de circulation. Qu’ils se trouvent en pleine rue ou au fin fond du secteur le plus reculé du Saint Empire ne faisait pour lui aucune différence.
Ils observèrent une courte pause près d’un ruisseau, dont ils décidèrent de descendre le cours après avoir rempli leurs outres d’eau. Ils découvrirent non loin, ceinturés à la base d’un grand arbre par une fine cordelette jaunie, un genre de cage thoracique composé d’éléments prélevés à divers animaux. Au centre du vil assemblage, Pavel reconnut un sternum humain. Il grimaça de dégoût.
— Nous entrons en territoire Mancro, prononça In’kiro d’un ton sentencieux. « Le peuple bleu n’aime pas que l’on s’introduise chez lui sans prévenir. »
— Tu penses que nous devrions contourner la zone ?
— Difficile à dire. Les coutumes des clans établis en dehors du bassin me sont inconnues. Continuons. Mais restons sur nos gardes.
Le jour était à présent tout à fait levé. De vagues remous parmi les broussailles renseignaient de la présence de petits rongeurs. Le duo repéra des traces d’élans et de sangliers. Des empreintes de pas témoignaient du passage de chasseurs. Des symboles incurvés apposés sur les troncs apparaissaient comme autant de signes d’avertissements.
Pavel retira son casque, s’épongea le front du plat de la main. Il avait cru apercevoir au loin de furtives silhouettes, avant de conclure à une hallucination. Ce paysage triste et monotone jouait sur ses nerfs. Il avait la sensation d’être observé en permanence, en ligne de mire de quelques tireurs embusqués. Les mangeurs d’hommes n’étaient guère connus pour leur hospitalité, comme en témoignait le fétiche repéré un peu plus haut. Les os avaient visiblement été bouillis, puis blanchis à la chaux. Les extrémités des côtes avaient été taillées en pointe. On avait limé les vertèbres et percé des trous autour du sternum. La confection de ce gri-gri sordide avait fait l’objet d’une attention toute particulière.
La situation dans la région était pour le moins tendue. L’économie en Agesto reposait en quasi-totalité sur l’extraction de minerai d’argent, remonté depuis les mines de Rinera puis convoyé par bateau jusqu’aux hôtels des ventes du vieux continent. Les grands armateurs tenaient toutefois à conserver un semblant d’indépendance, raison pour laquelle ils avaient massivement investi dans la production de bois. C’est ainsi qu’ils avaient jeté leur dévolu sur l’immense vivier situé au sud de la capitale, une zone occupée par les indigènes.
Les deux mercenaires descendirent le cours d’eau sur plusieurs kilomètres. Celui-ci bifurqua bientôt vers l’ouest, et In’kiro jugea trop dangereux de s’aventurer plus loin en territoire autochtone. Ils s’apprêtaient à reprendre la route lorsqu’ils repérèrent sur leur flanc gauche un groupe. « Des hommes », souligna le vieil Orque, sans pour autant manifester le moindre enthousiasme.
Les nouveaux venus les interpelèrent, puis se résolurent d’approcher. Le groupe se composait de trois hommes d’armes. Des militaires tout ce qu’il y a de plus réglos à en croire leurs tabards colorés, mais leur allure dégingandée et leur expression mauvaise trahissaient la mise des coupe-jarrets. Les bandits ne pullulaient guère dans la région, mais il pouvait tout aussi bien s’agir d’une troupe de déserteurs désireux de se faire oublier.
— Holà, messieurs. Pas plus près si vous le voulez bien, lança le plus hardi du lot, un garçon râblé aux cheveux poisseux et au teint olivâtre.
Une épée bâtarde pendait à sa ceinture. Ses deux comparses arboraient des manteaux de fourrure et des hauts-de-chausses. Leurs arbalètes prêtes à l’emploi ne faisaient pas mystère de leur suspicion.
Tous avaient les yeux rivés sur In’kiro.
— Nous sommes de la compagnie des Fer de lance, sous l’autorité directe du commandant Ovar, reprit cheveux poisseux. « On peut savoir ce que vous trafiquez par ici ? »
— Je suis In’kiro kod seki, et voici Pavel Dzavirat, gronda l’Orque d’une voix gutturale. « Nous sommes mandatés par le haut conseil colonial pour aider à abattre la créature qui hante ces bois. »
Malgré l’expression brutale de son ami, Pavel nota chez lui une touche de retenue. On les envoyait en effet solder les comptes de l’horreur responsable des derniers massacres, mais les huiles ne renforçaient pas uniquement les effectifs en présence. Ils pointaient avant tout l’échec cuisant des précédentes opérations.
— Le conseil colonial, rien que ça, railla l’autre, avant d’ajouter à l’intention des deux archers : « Vous avez eu vent d’un truc pareil, vous ? »
Ceux-ci déclinèrent de la tête.
— Et j’imagine que ces chers bureaucrates vous ont soufflé l’idée de couper à travers bois ? reprit-il.
Pavel haussa les épaules, adressa une moue boudeuse à son vieux compagnon.
L’information circulait mal sur les routes du pays. Que qui que ce soit ait été mis au courant de leur arrivée dans ce trou paumé aurait constitué un véritable miracle. Il n’empêche qu’il n’appréciait pas beaucoup le ton du bonhomme.
— Mon ami n’aime pas beaucoup attirer l’attention, déclara-t-il. « C’est un grand timide, vous comprenez. »
— C’est tout ce que vous avez trouvé ?
— Je ne suis pas au meilleur de ma forme.
— Je ne doute pas de votre sincérité. Mais n’importe qui pourrait se présenter ici et lancer des noms au hasard. Je ne voudrais pas faire erreur sur la personne.
Là, il se payait leur pomme. In’kiro était connu d’un bout à l’autre de la colonie, et pas seulement pour sa sale gueule. Il comptait parmi les rares représentants de son espèce au service du Saint Empire, qui plus est sur les terres du Nouveau Monde.
— Écoute moi bien petit malin. Si tu…
— Te mêle pas de ça, Pav.
Sa masse d’armes bien en évidence, le vieil Orque se porta au-devant du trio. Les deux archers pointèrent leurs arbalètes. Le chef de bande recula d’un pas, la main posée sur la garde de son épée.
— Nous sommes des mercenaires fidèles à la couronne, tout comme vous, déclara In’kiro, prenant soin de détacher chacune des syllabes. « Mais peut-être que vous préféreriez voir nos licences ? »
Le sous-entendu était clair. La menace, perceptible. Un instant de flottement succéda à son intervention. Puis les trois militaires rengainèrent leurs armes.
— Nous marchons est-sud-est. C’est bien la bonne direction ? demanda Pavel, afin de détendre l’atmosphère.
— Ouais. Les bûcherons crèchent dans un vieil avant-poste à l’opposé du lac, lâcha cheveux poisseux. « Vous n’aurez aucun mal à les trouver si vous suivez la piste. Mais vous perdez votre temps, le commandant Ovar a la situation bien en main. »
Les deux groupes se séparèrent sans effusion de sang. Le duo poursuivit sa route en silence, sans rien mentionner de l’incident survenu quelques instants plus tôt. Cette fois, ils s’engagèrent sur les sentiers, mais Pavel se passa de tout commentaire sur le sujet.
Il fréquentait le vieil Orque depuis longtemps. In’kiro avait tendance à partir au quart de tour. Il se confiait peu, ne laissait rien entrevoir ou presque de ses émotions. Il n’en était pas pour autant insensible. Ces petites attaques permanentes avaient le don de le fatiguer. La tension s’accumulait alors, la colère montait. Et lorsque survenait l’explosion, il valait mieux ne pas se trouver dans les parages.
— Il y a quelque chose qui cloche.
— Tu veux dire avec ces types ?
— Les deux bidasses en manteaux de fourrure étaient des chasseurs, grogna le vieil Orque, sans prendre la peine de se retourner. « Même des bleus ne commettraient pas l’erreur de bosser sans limiers. Alors où sont passés leurs foutus clébards ? »
La route offrait une assise confortable. L’absence d’obstacle permit aux deux mercenaires de gagner un temps précieux. La piste était jonchée d’embranchements et de sentiers peu fréquentés. Des cabanes branlantes balisaient les abords d’anciens chantiers de coupe.
Le bruit sourd provoqué par la chute d’un arbre les aiguilla sur la direction à emprunter.
Ils gravirent bientôt les flancs d’un coteau, puis accédèrent à un haut plateau à la végétation clairsemée. Un promontoire naturel sur le reste de la région.
Une poignée d’hommes aux muscles noueux ahanaient sous la surveillance de quelques soldats, lesquels se tenaient au sommet et à l’ombre de deux imposantes tours de guet. Un modeste campement attestait de la présence de troupes permanentes. Des masses de billots entassés çà et là témoignaient du travail accompli.
Pavel s’entretint un instant avec les sentinelles. Il se présenta en peu de mots, confirma auprès d’eux l’itinéraire choisi, avant de repartir aussi sec. On devinait depuis les hauteurs le tracé des parcelles en cours d’exploitation. À l’ouest scintillait la surface d’un immense lac, derrière lequel la forêt s’étendait jusqu’aux versants de la Nostra. La chaîne montagneuse avait de quoi impressionner. Les grands arbres apparaissaient à ses pieds tels de ridicules modèles réduits. Ses pics dentelés semblaient déchirer le ciel de leur tranchant. Et toujours pas la moindre trace de civilisation à des kilomètres à la ronde.
Contrairement à son vieux compagnon, Pavel était un homme des cités. Le hennissement impatient des chevaux, le brouhaha des foules, la réclame incessante des commerçants lui manquaient. Et que dire du parfum capiteux des étals ou de l’encens si particulier des maisons de joie. Il aurait donné cher pour s’installer à la table de quelques adresses de sa connaissance. D’un bouge crasseux même, pourquoi pas. Il en venait presque à regretter les effluves des pots de chambre vidés au petit matin par les fenêtres des appartements.
— Courage, mon vieux, lui lança In’kiro, comme s’il avait lu dans ses pensées.
Du courage, oui. Il en avait bien besoin. Il avait accepté de quitter sa belle cité contre une somme exorbitante, au point qu’il se demandait encore quel profit pouvaient tirer leurs employeurs d’une pareille entreprise.
Leur seule contrainte consistait en effet à conserver le corps sans vie de la créature. Envisageaient-ils de l’exposer en public ? Ou de mener sur son cadavre des recherches approfondies ? Ils en feraient bien ce qu’ils voulaient du moment qu’il touchait l’argent.
Une fois atteint le bout du plateau, ils descendirent une côte en pente douce, puis reprirent la route sans se presser. Chaque fois qu’ils traversaient une coupe ou rencontraient une patrouille, Pavel se chargeait des présentations. Les militaires les considéraient avec prudence, mais acceptaient de les guider. Les bûcherons faisaient mine de n’avoir rien remarqué, mais la présence d’In’kiro semblait déjà alimenter la rumeur. Ils poursuivirent ainsi au gré des sentiers balisés, jusqu’à déboucher sur une trouée largement éclairée. C’est là, au centre d’une vaste étendue en coupe rase, que se dressait le vieil avant-poste.
Ses murailles de pin noir taillées en pointe composaient sa principale ligne de défense. Des tours de guet permettaient à ses occupants de surveiller les alentours. Au sommet de la construction flottait l’étendard blasonné de l’aspic étoilé, symbole du Saint Empire Salamante.
Les deux mercenaires se présentèrent devant la grande porte, interpelèrent les sentinelles. Pavel nota la relative jeunesse des forces en présence, puis remarqua sur les murs des traces de griffes, vestiges sans doute des nombreux raids Mancros menés contre les fortifications. À l’évidence, la défense du fort était tenue par de simples miliciens, rebus sans doute de l’armée régulière envoyés ici faute de mieux. Pour sûr, ils ne dépendaient pas de l’autorité des Fer de lance.
Les miliciens acceptèrent de les laisser entrer. On leur expliqua que personne ne les avait prévenus de leur arrivée, que le contremaître s’était absenté en début de matinée. En l’absence de responsable, les sentinelles résolurent de les confier à un certain Hezem. Ils traversèrent sous escorte un défilé de tentes sommaires, bifurquèrent près d’une tour de garde, puis remontèrent le long d’une ferme ouverte meublée de longues tables en bois que Pavel identifia comme le réfectoire. Plus loin, il repéra le cellier, les dortoirs communs, les geôles, d’ordinaire réservées aux déserteurs, les quartiers des officiers. De maigres cultures permettaient d’agrémenter l’ordinaire des militaires. Le campement était désert à cette période de la journée, et les quelques plantons disposés sur les murailles ne semblaient guère soucieux de subir la moindre attaque.
Les ouvriers avaient investi les lieux tels quels, rebouchant les toitures trouées et désherbant à peine les bâtiments. Des symboles sacrés étaient clouées sur les portes, les fenêtres barricadées d’épaisses planches de bois. Le duo fut conduit aux abords d’une petite bicoque en torchis et aux volets clos, isolée du reste des installations. Un vieil homme au crâne rasé et à la peau noire en sortit à l’appel des soldats. Un Mahras, songea Pavel. La marque imprimée sur sa pommette gauche renseignait de son statut d’esclave. Les cernes sous ses yeux témoignaient de nuits difficiles. Il leva vers les deux mercenaires un regard équivoque.
— Vous venez pour tuer cette chose, n’est-ce pas ? Remarquez, je ne vois pas trop pourquoi d’autre vous auriez fait tout ce chemin, hein, lança le vieil homme, sans préambules. « Entrez ».
Une odeur écœurante d’alcool flottait à l’intérieur. Trois corps couchés sur le dos s’agitaient sous les couvertures. Le bâtiment était exigu, la surface disponible insuffisante. Les outils du médecin étaient suspendus contre les murs. Un établi en bois vermoulu tenait lieu de table d’opération.
Le râle des blessés jouait une triste mélodie. Le vieil homme se porta au chevet de l’un d’entre eux, révélant l’étendue des dégâts.
— Celui-là s’est laissé surprendre hier au soir, déclara-t-il d’une voix blanche.
La moitié supérieure du visage de la victime était enveloppée sous un épais bandage. Ses chairs étaient boursouflées, l’arête de son nez brisée en deux. L’amas de sang coagulé traçait les contours d’une fourche à trois doigts. La plaie était constellée d’hématomes bordés de sinistres petites taches noires.
— L’œil est perdu, mais la blessure en elle-même n’est pas si profonde. Les stigmates, c’est une autre histoire.
In’kiro approcha du second corps, tira sur les couvertures. L’infortuné poussa un cri muet, tenta de se redresser, avant de retomber sur le dos, victime de violents tremblements. Une récente amputation l’avait privé de la totalité de son bras droit. Les mêmes taches noires se répandaient sur son moignon ratatiné.
— J’officie comme barbier depuis des années, reprit le Mahras. « J’ai traversé la guerre civile et réparé les horreurs des mangeurs d’hommes. Mais je n’ai jamais rien vu de pareil. Parfois, une simple égratignure suffit. Parfois, non. Il arrive que l’amputation permette d’y échapper. Mais pas toujours. À l’apparition des stigmates, il est déjà trop tard. »
Il enjoignit le vieil Orque à recouvrir le malheureux.
— Les premiers symptômes se manifestent en moins d’une journée. Diarrhées, vomissements, hallucinations puis paralysie jusqu’à ce que mort s’ensuive. Il y a quelques semaines, l’un des lieutenants du commandant Ovar s’en ait pris à ses propres troupes. Il projetait d’incendier les dortoirs en pleine nuit, persuadé que la bête se cachait parmi les bûcherons. Vous comprendrez que nous avons dû prendre des mesures. Les cas les plus touchés croupissent dans les anciennes geôles.
— Les attaques ont-elles toujours lieu de nuit ?
Le vieil homme opina. L’Orque avait parlé d’une voix forte, ses deux petits yeux porcins braqués sur la poitrine du second blessé. Il semblait soucieux.
— Beaucoup y voient le signe que nous aurions affaire à une sorte de spectre, reprit le barbier.
— Mais pas vous, releva Pavel.
— L’expérience m’a appris à me méfier du témoignage des victimes, sourit le Mahras de toutes ses dents. « Certains ici vous jureront que la créature parle notre langue, qu’elle est capable d’étouffer le feu des torches, ou de plier les éléments à sa volonté. La peur les trompe. Peut-être s’agit-il de magie noire. Peut-être que cette chose est née d’un rituel abject perpétré par les autochtones. J’ignore ce qui provoque ces stigmates, mais tôt ou tard nous finirons par le découvrir. »
— Qu’en est-il d’Ovar et de ses hommes ?
— Les Fer de lance ne sont pas de mauvais bougres, si c’est ce que vous sous-entendez. Ils sont là pour la prime, tout comme vous. Seul le corps les intéresse. Je vais parler franchement. Vous n’êtes ni les premiers ni les derniers à tenter votre chance. Cette bête est solide. Elle nous tient en échec depuis des mois. Très honnêtement, je doute que votre présence fasse la moindre différence…
Le campement s’anima à la mi-journée. Les miliciens redressèrent la tête tels des oiseaux de proie, gravirent au pas de course les échelles posées autour des fortifications. Un appel retentit, puis une cohorte d’infanteries franchit le seuil de la grande porte.
La procession se composait d’une avant-garde d’arbalétriers en haut-de-chausses suivis d’une demi-douzaine de vétérans. L’ensemble entouraient un brancard recouvert d’étoffes. En pole position, un grand gaillard coiffé d’un morion noir à tête de serpent ordonna que l’on aille lui chercher en vitesse le barbier Hezem. En milieu de file, clopinant à hauteur du brancard, cheminait un quarantenaire au visage sévère et aux longs cheveux cuivrés, dont la démarche trahissait une infirmité à la jambe.
Le grand gaillard au morion noir plissa le nez à la vue des deux mercenaires. Il accueillit le Mahras d’un air tendu, fit approcher le brancard et son contenu puis chargea ses hommes de l’accompagner hors des murs. Le quarantenaire s’entretint un instant auprès des sentinelles, avant de se diriger vers In’kiro et Pavel.
— Contremaître Servil, gronda-t-il pour toute introduction, « les gars prétendent que le haut conseil colonial nous envoie du renfort. Mais vous n’êtes que deux. Qu’est-ce que c’est que cette ânerie ? »
Il parlait du ton sec et sans réplique, de ceux qui n’avaient pas l’habitude d’être contredits. Pavel se chargea une fois encore des présentations. Il vanta la fine expérience de son ami et ses propres talents au combat. Il cita quelques noms et entreprises célèbres ayant déjà fait appel à leur service, avant de solliciter un rapide entretien auprès du contremaître.
— Une minute, pas plus, renifla l’autre, après un coup d’œil appuyé en direction du brancard. « J’ai une affaire à faire tourner, si vous voyez ce que je veux dire. »
— Nous serons brefs.
Servil jeta encore un ordre ou deux à l’intention du personnel, puis les conduisit jusqu’aux quartiers des officiers, un lot de logements aux menuiseries à peine ouvragé.
Le contremaître les introduisit à l’intérieur d’un petit cabinet à l’ameublement sommaire, contourna un secrétaire poussiéreux saturé de pile de documents éparse. Il s’écroula sur un tabouret branlant, tira de sa sacoche une cigarette, qu’il enflamma à l’aide de son briquet à silex.
— J’écoute, lança-t-il, expulsant du même coup une volute de fumée blanche. Faute de sièges, les deux mercenaires étaient restés debout.
Pavel connaissait bien le profil de ce type d’individu. Officier reconverti de force après une blessure de guerre, ils maquillaient leur faiblesse derrière un regard torve et une poigne de fer. Une forme bien particulière de lassitude se lisait sur leur visage. Celle de la lame émoussée, de l’honneur bafoué du soldat rendu à la vie civile. Le contremaître Servil était de ceux-là, et il convenait de s’adresser à lui en égal, comme s’il n’avait jamais tout à fait quitté les rangs.
— Vous avez servi avec la piétaille, n’est-ce pas ?
— Quatrième capitania du premier corps expéditionnaire, et avant ça treizième infanterie. Tout ça pour terminer comme gratte-papiers au fond de ce trou à rat, déclara l’intéressé non sans une pointe de nostalgie. « Enfin, ce n’est peut-être pas plus mal tout compte fait. Vous avez vu les fétiches ? Il y a des os humains là-dedans, de fiers guerriers venus crever ici pour une brassée de bois sec. »
— Qu’est-ce que vous pouvez nous dire au sujet du client ? intervint In’kiro.
— Qu’est-ce que vous ne savez pas déjà ? Vous avez parlé à Hezem et vu de quoi cette chose est capable.
— La parole du barbier est-elle fiable ?
Le contremaître se tortilla sur son siège. Il souffla un nouveau nuage de fumée blanche, tapota l’extrémité calcinée de sa cigarette sur le bord de son bureau. Peut-être était-ce la vue de la cicatrice, ou le souvenir de quelques batailles menées contre l’union clanique. Il en reste que la présence du vieil Orque l’indisposait.
— C’est un drôle d’oiseau, je vous l’accorde, poursuivit-il comme si de rien n’était. « On me reproche souvent de laisser le dispensaire aux mains d’un vulgaire esclave. Je possède Hezem depuis longtemps. J’ai toute confiance en ses capacités. »
— Il pense que la créature pourrait agir sous les ordres des Mancros.
— Ovar défend aussi cette idée. Oh, il y a déjà eu des incidents. Des éclaireurs un peu trop curieux, des dégradations sur les sites de coupes. Mais les mangeurs d’hommes se font discrets durant la saison sèche. Croyez-moi, ils ne tiennent pas à rouvrir les hostilités. Et moi non plus.
« Nous avons subi une nouvelle attaque hier au soir. Cette saloperie s’est introduite ici au beau milieu de la nuit. Elle a foncé droit jusqu’aux dortoirs. Ce sont toujours les ouvriers qui trinquent. Les plus jeunes le plus souvent. Ovar s’est lancé à sa poursuite. Au lever du jour, la créature avait disparu on ne sait où. Mes hommes inhument en ce moment ce qu’il reste de la victime. »
Un léger malaise s’abattit sur le petit cabinet. Pavel fit mine d’épousseter son gilet. Servil, lui, paraissait soudain encaisser sur ses épaules le poids de la nouvelle. Puis la réalité refit surface.
— Des traces ? relança l’Orque, sans ménagement.
— Trop peu.
— Quelle taille ?
— Les Fer de lance pourront sans doute vous renseigner. Ils ont procédé à des moulages.
— Quelle direction ?
— Nord-ouest, près du lac. Mais sa trajectoire varie.
— Des lieux communs ?
— Aucun. Ni tanières ni cachettes.
— Où sont passés les chiens ?
Le contremaître se figea, pencha la tête de côté. Sa cigarette se consumait au bout de ses lèvres.
— Tous tués jusqu’au dernier, reprit-il, après un silence. « Cette petite peste prend un malin plaisir à les éventrer. Elle a très vite compris à quel point leur absence nous coûtait. Autre chose ? »
— Non.
— Alors, je vais vous demander de partir. La prochaine livraison approche, et le compte n’y est pas comme vous pouvez l’imaginer. Voyez avec Ovar et ses hommes si vous voulez plus de détails.
Au sortir de cet entretien, Pavel souligna qu’ils s’étaient encore fourrés dans un fabuleux guêpier.
Les deux mercenaires décidèrent de se séparer les tâches. Pavel se lança à la recherche d’un emplacement pour la nuit, si possible à la fois excentré et sans angles morts. Sans surprise, In’kiro partit se perdre en forêt. Le contremaître leur avait bien sûr proposé de partager l’ordinaire des ouvriers, mais le vieil Orque s’obstinait à se nourrir du fruit de sa propre chasse. Un des rares principes qu’il tenait de son éducation clanique. Il pouvait passer des jours sans rien manger si le gibier venait à manquer, ce qui jouait systématiquement sur son humeur. Dans ces moments-là, autant le dire simplement : c’était une sacrée tête de con.
Pavel se promena à travers le camp, à l’affût de la plus petite rumeur audible. Les sentinelles postées le long de la palissade échangeaient d’affligeantes banalités. Les membres du corps expéditionnaire s’en retournaient sous leurs tentes ou baissaient d’un ton à son passage.
Sans compter les miliciens attachés à la défense du fort, il estimait les effectifs de la compagnie à une trentaine d’hommes. Les Fer de lance occupaient à eux seuls tout le pourtour du campement, une position stratégique assimilable au maintien de l’ordre. Les militaires redoutaient-ils un possible soulèvement ? La situation s’y prêtait en tout cas.
— Alors comme ça, vous comptez prendre la relève ?
Le mercenaire tourna sur lui-même, observa sur sa gauche une silhouette aux larges épaules. Son interlocuteur le rejoignit en quelques enjambées, son casque noir à tête de serpent sous le bras.
— Phelipe Ovar, se présenta-t-il après une solide poignée de main. « Je dirige cette bande d’incapables. »
La barbe ronde, les cheveux en bataille, le commandant Ovar affichait une apparente bonhomie. Ses paupières tombantes lui donnaient des airs de dogue discipliné. Son sourire satisfait trahissait l’humeur d’un coq prétentieux. Il avait choisi ce moment précis pour l’approcher. Malgré ses paroles, il se dégageait de sa posture une aura menaçante.
— Appelez-moi Pavel.
— Pavel… C’est un grand honneur de travailler à vos côtés. Votre ami n’est pas mal non plus. On dit qu’il n’existe pas plus fin limier dans tout l’Empire. À moins que la rumeur ne soit quelque peu exagérée ?
— Les rumeurs sont toujours exagérées.
C’était là une subtile attaque à la probité du vieil Orque. Malgré ses nombreux faits d’armes, In’kiro traînait derrière lui une réputation exécrable, celle d’une brute épaisse au seul service des puissants. Il courrait sur son compte tout un lot d’histoires saugrenues.
On prétendait par exemple qu’il se nourrissait exclusivement de viande crue, qu’à l’instar des Mancros, il dévorait les corps de ses victimes. Cette soi-disant pratique scandaleuse lui valait le sobriquet flatteur de « Nécrophage », ou « Charogne » chez les citoyens en manque de vocabulaire. Sa proximité avec les milieux ésotériques ne jouait guère en sa faveur, tout comme ses traits lui prêtaient la sauvagerie supposée de ses semblables. Il est vrai qu’In’kiro témoignait d’une appétence naturelle pour la guerre. Il sillonnait le champ de bataille en terrain conquis, appréciait tout particulièrement de croiser le fer, de mettre sa vie en jeu face à l’astuce d’un adversaire retors. Pavel devait bien admettre qu’il avait surpris à plusieurs reprises un sourire carnassier déformer le visage de son compagnon. Mais In’kiro ne se limitait pas à ça. C’était un être sensible et cultivé, taciturne, mais d’une loyauté sans faille à l’endroit de ses rares amis. Pavel ne comptait plus le nombre de fois où il lui avait sauvé la mise.
— Vous savez, moi, je n’ai rien contre vous, bien au contraire, poursuivait cependant le commandant Ovar. « Le conseil vous a envoyé faire le ménage, et je serais bien sot de refuser votre aide. »
Il poussa un profond soupir, se pencha en avant, puis reprit sur le ton de la confidence :
— La révolte gronde parmi les ouvriers. Les mangeurs d’hommes n’attendent qu’une occasion pour envahir la région. La situation est déjà on ne peut plus tendue, comme vous pouvez l’imaginer, et je crains que la présence de votre ami ne débouche sur de nouveaux conflits. Installez-vous où vous voulez, mais faites-vous discret. Tout le monde ici ne partage pas mon enthousiasme.
Le commandant prit congé de son interlocuteur, avant de s’en retourner s’entretenir auprès de ses hommes. Pavel reprit la route sans rien laisser paraître de son état. Le sang, pourtant, lui battait les tempes. Il avait la gorge sèche et les poings serrés à s’en faire craquer les jointures. Cette ordure venait de le menacer sans la moindre hésitation.
Les jours suivants s’écoulèrent selon un rythme lent et monotone. Dès l’aurore, les ouvriers se regroupaient dehors au son des cloches. Ils se livraient à une rapide inspection des cultures avant de se voir accorder une maigre collation constituée d’un mélange de pommes de terre et de céleri-rave. En l’absence de prêtres, le contremaître Servil conduisait en personne le service liturgique. La prière terminée, le groupe des travailleurs étaient scindés en diverses sections puis, une fois outillés, envoyés rejoindre leurs sites respectifs jusqu’au repas du soir.
La séquence se répétait alors inlassablement.
Il régnait sur l’avant-poste une ambiance militaire. Les hommes d’Ovar étaient présents à chaque étape de la vie quotidienne, épiant chacun des faits et gestes des bûcherons. Ceux-ci étaient recomptés plusieurs fois par jour. Personne ne pouvait s’isoler très longtemps sans attirer l’attention. Les rassemblements étaient tolérés, mais en dehors du couvre-feu et toujours sous étroite surveillance. À la demande de Pavel, les deux mercenaires avaient opté pour un emplacement près des portes, à la vue de tous. Ils pouvaient ainsi garder un œil sur les allers et venues des forces en présence, le tout en adressant un fabuleux pied de nez au commandant et à ses conseils avisés. In’kiro s’était déjà par deux fois rendu sur les lieux de la découverte du corps de la dernière victime, sans jamais parvenir à remonter la piste de la créature. Il passait à présent ses journées à chasser, ou à bouquiner au soleil. C’était toujours quelque chose de voir se succéder les visages ahuris des témoins. Un Orque assis en tailleur, ses petites lunettes posées sur le bout du nez, un barbare sanguinaire absorbé dans la lecture de quelques traités complexes là où l’illettrisme était une norme. Pavel lui-même peinait à épeler le moindre mot. Il aurait été bien incapable de déchiffrer pareil ouvrage. Lui s’était proposé d’accompagner les troupes en forêt. Les Fer de lance n’avaient pas d’autres choix que d’accepter son aide. Les ouvriers ne lui accordaient pour le moment qu’une confiance limitée, mais il n’était pas très difficile de surpasser les militaires sur le plan humain.
La livraison s’organisa sous un soleil de plomb. L’intermédiaire, un grand bonhomme au visage rond et aux cheveux crasseux, fit charger les marchandises après un rapide examen. Les rendements n’avaient jamais été aussi bas. Mais les décisionnaires n’en réclamaient pas moins une nette augmentation de la production. Le convoi d’attelages stationna une demi-journée au pied des portes, avant de reprendre la route aussi sec. À l’évidence, le transporteur ne tenait guère à s’éterniser dans les environs.
Il apparaissait que les attaques survenaient tous les quatre à cinq jours, un cycle ponctué de longues absences pouvant s’étaler sur plusieurs semaines. En journée, les militaires affichaient une joyeuse insouciance. Ils bavardaient de choses et d’autres, jouaient les fiers à bras ou échangeaient des plaisanteries salaces. La proximité même des mangeurs d’hommes semblait à peine les troubler. Le soir venu, en revanche, c’était une tout autre affaire. D’aucuns maquillaient leur trouille derrière des visages austères. D’autres, les yeux gonflés de fatigue, trahissaient l’air hagard de morts en sursis. Personne ne dormait sur ses deux oreilles. La compagnie se tenait sur le pied de guerre, comme à la veille d’un terrible bain de sang.
C’est dans la nuit du sixième jour que la créature se décida enfin à se montrer. Pavel s’apprêtait à terminer son tour de garde lorsque la cloche retentit. Un signalement rapide, aussitôt assorti d’un hurlement strident. Cette fois, il ne pouvait s’agir d’une fausse alerte. Les militaires se rassemblèrent dehors. Les ouvriers étaient invités à se barricader dans leur logement. La voix du commandant Ovar s’éleva par-dessus toutes les autres, « Sud-sud-ouest, au dispensaire ! Groupe B, en défense autour des dortoirs ! Liquidez-moi cette saloperie ! »
In’kiro était déjà debout, sa masse d’arme sur l’épaule, son pavois sanglé en bandoulière. La lumière des torches se reflétait sur les reliefs de son armure. Un léger sourire déformait son visage scarifié, d’un air de dire qu’il se passait enfin quelque chose. Il referma d’un coup sec le vantail de son casque à visière.
— Fallait encore que ça tombe sur ma pomme, déplora Pavel d’une voix morose.
Le vieil orque étouffa un rire nasal.
Les deux mercenaires s’élancèrent dans la nuit. Son fauchon à la main, son bouclier plaqué contre son aile gauche, Pavel marchait d’un pas rapide, sans se presser outre mesure. Si la créature se déplaçait aussi vite que prévu, il était inutile de se fatiguer à la poursuivre.
Ils traversèrent une partie du campement des Fer de lance, tournèrent à l’angle du réfectoire, longèrent les geôles. La lueur des torches balisait la voie. Celles des hommes du commandant se bousculaient sur la palissade. Le martèlement des bottes rendait compte de leur nervosité. Arrivés à hauteur du dispensaire, ils découvrirent un jeu d’empreintes se dirigeant tout droit vers la masure du barbier. Un groupe de défenseurs semblait avoir barré la route de la créature. Le tour du bâtiment présentait des traces de lutte. Les volets étaient zébrés de haut en bas et la porte d’entrée fendue par le milieu. Mais personne aux alentours. Pas même le cadavre d’un malheureux soldat. Les deux mercenaires se figèrent soudain au son d’un craquement sourd. Pavel leva son arme à hauteur de son visage. Son rythme cardiaque s’accéléra. Sa première visite au dispensaire lui revint en mémoire. Les relents de décomposition avancée, ces maudites taches noires, comme incrustées sous la peau des victimes.
À moins d’un miracle, la moindre blessure serait la dernière. Ils n’avaient pas le droit à l’erreur.
Ils s’apprêtaient à pousser plus loin l’exploration lorsqu’un cri résonna dans la nuit. Un nouveau signalement. La créature avait été repérée près du cellier.
— Pas le temps de traîner, prononça le vieil Orque d’un ton métallique. « En tenaille. Chacun un côté. »
Le duo se sépara aussi sec. In’kiro poussa plein est, le long de la palissade. Pavel obliqua en direction des dortoirs. Partout, les militaires et miliciens s’entrecroisaient, se bousculaient suivant les ordres beuglés à tue-tête. Les sentinelles postées le long de la palissade rendaient compte de la situation, mais les rapports se confondaient. La nuit produisait son lot de faux-semblants et de visions hallucinées. La créature rôdait à présent près du quartiers des officiers. On prétendait qu’elle avait forcé le barrage de six hommes.
En l’absence de réelles indications, Pavel résolut de ralentir la cadence, dressa l’oreille, à l’affût du moindre indice. Le contremaître Servil soutenait que le monstre visait en priorité les ouvriers, Ovar, lui, qu’il cherchait avant tout à fragiliser leur défense en vue d’une potentielle attaque autochtone. Il était clair que la créature n’agissait pas au hasard. Ses déplacements observaient une logique précise. Ses assauts, brutaux et pernicieux, rappelaient à s’y méprendre les tactiques de guérilla. Elle faisait montre d’une intelligence remarquable.
De nouveaux cris surgirent dans la nuit, ceux entre autres d’un officier réclamant le concours d’un médecin. Sur le point de suivre le mouvement, Pavel perçut à proximité un souffle ténu, comme une respiration.
Il tourna doucement sur lui-même, observa se profiler du coin de l’œil une forme imprécise, dévorée en partie par les ténèbres. Sa masse noire pressée au raz du sol, la chose poussait par intermittence de petits toussotements rapides.
Elle ne semblait pas l’avoir remarqué.
Une main sur la garde de son arme, l’autre victime de soudains tremblements. Pavel ferma les yeux, prit une profonde inspiration.
Il hésitait sur la marche à suivre. Se signaler au reste de la compagnie revenait à dévoiler sa position. D’un autre côté, il ne pouvait l’emporter à lui seul contre un morceau pareil. À moins de jouer sur l’effet de surprise.
S’il parvenait à l’approcher sans révéler sa présence, il pourrait l’estropier avant de se retirer en vitesse, voir lui infliger un coup décisif. La perspective de mettre un terme à toute cette histoire en moins d’une semaine le séduisait. Celle, par la même, de ridiculiser Ovar et sa bande de soudards l’enchantait parfaitement.
Il avança sans se presser, un pas devant l’autre. La créature opérait à présent de rapides allées et venues, sans jamais relever la tête ni se retourner tout à fait. Le tracé visible de sa colonne vertébrale formait dans son dos une raie dentelée. Ses longues griffes pointues labouraient la terre au gré de ses embardées. Et toujours ce chuintement nerveux. « Pas étonnant que les hommes peinent à te distinguer dans la nuit, mon coco. Va-t’en repérer un engin pareil dans la nuit. » songea Pavel.
Le monstre poursuivait son examen. Il se tortillait sous les yeux du mercenaire, sans pour autant nourrir le moindre soupçon à son égard.
Parvenu à une distance respectable. Pavel considéra avec prudence son futur adversaire. Le commandant affirmait que la peau de la créature était recouverte d’une membrane solide capable de briser l’élan d’une épée ou de dévier le carreau d’une arbalète. Peut-être s’agissait-il d’une rumeur infondée, ou d’une simple hallucination. Par précaution, il préféra viser les jointures, histoire de parer à toute éventualité.
Il s’apprêtait à armer son bras lorsque la chose se dressa sur ses pattes arrières, dévoilant par la même l’étendue de son immense carcasse.
Haute d’environ trois mètres, elle présentait les traits d’un cerf rachitique dont on aurait retiré toute la peau. Sa gueule évoquait la forme d’un crâne humain trop allongé. Ses bois s’enroulaient à la manière d’une couronne d’épines. Son corps fuselé était recouvert de cicatrices, de fins sillons creusés à même une couche noire et ligneuse dont on devinait sans peine l’épaisseur. Les bras ballants, la créature s’étirait de tout son long. Sa mâchoire claquait à un rythme effréné. Une glaçante litanie adressée en direction du firmament.

Pris d’un mauvais pressentiment, Pavel recula d’un pas, et dans son malheur, buta contre une vieille souche. Le monstre cessa aussitôt son caquètement, huma l’air ambiant, puis tourna la tête.
Les deux parties se jaugèrent en silence, comme pour établir un rapide rapport de force. Puis la chose ouvrit grand la gueule, révélant deux rangées de canines jaunies. Pavel jura. Une odeur de charogne remonta jusqu’à ses narines.
Il s’apprêtait à vendre chèrement sa peau lorsqu’une volée de flèches percuta la créature. Celle-ci poussa un cri strident. Les pointes des traits s’étaient enfoncées à travers son armure, mais aucune d’entre elles ne semblait avoir atteint ses chairs. Le commandant Ovar ordonna la charge. La chose reporta alors toute son attention sur Pavel, produisit un léger chuintement avant de plonger ses deux yeux dans les siens. Il sembla pourtant au mercenaire qu’elle ne le regardait pas vraiment, qu’elle se concentrait avant tout sur son odeur. La pression exercée par ses assaillants parut suffire à la décourager, car la créature se porta bientôt hors de vue des témoins.
À peine debout, Pavel tituba jusqu’au premier mur venu. Son corps glissa, se détendit d’un seul coup. Sa respiration s’accéléra.
Les Fer de lance occupèrent les lieux en peu de temps, puis s’élancèrent à la poursuite du monstre sans lui accorder la moindre attention. Il resta ainsi, lui sembla-t-il, durant de longues minutes, puis il sentit sur son épaule le contact d’une main énorme.
— Blessé ? Demanda In’kiro.
— Juste un vilain coup de pression.
Son interlocuteur le jaugea d’un œil sévère, hocha la tête, avant de l’aider à se redresser.
— Elle se dirige vers les dortoirs. On se retrouve là-bas, lança le vieil Orque, avant de reprendre sa route.
L’attaque se prolongea durant une partie de la nuit. Le monstre tourna un moment autour des dortoirs, avant de jeter son dévolu sur un groupe de militaires isolés dont il triompha sans difficulté. Il profita alors du chaos ambiant pour s’en retourner prélever son dû, un jeune garçon d’une vingtaine d’années.
Rendu aux dernières extrémités, le malheureux crut bon de se défenestrer. Il se réceptionna tant bien que mal, se redressa, appela à l’aide. Il courrait se mettre à l’abri lorsqu’il subit la charge de son bourreau.
Son corps brisé fut traîné sur plusieurs mètres avant que la créature ne daigne refermer sur lui ses mâchoires.
L’alerte cessa bientôt. Le camp sombra dans une profonde apathie. Les blessés furent transportés d’urgence au dispensaire, les autres examinés de la tête aux pieds, puis reconduits mollement jusqu’aux dortoirs. In’kiro entreprit de fouiller le fort de fond en comble. Le commandant Ovar organisa une nouvelle battue. Pavel, lui, passa s’enquérir de la santé des ouvriers puis, une fois sa ronde achevée, s’en retourna s’écrouler sur son couchage.
Une seconde attaque lui paraissait peu probable. La bête était repue, le danger écarté pour ce soir. Il était grand temps d’aller dormir.
Le lendemain, le campement se réveilla comme d’une mauvaise gueule de bois. Le commandant Ovar était revenu les mains vides. De nouveaux malades intégrèrent les geôles. Les bûcherons se rassemblèrent à l’horaire habituel. Ils soignèrent les cultures, se dirigèrent tel un seul homme jusqu’au lieu du repas. Une bagarre éclata au cours de la prière. La production ne pouvait souffrir d’aucun contretemps. Les quotas imposés lors de la dernière livraison laissaient à peine le temps aux travailleurs de pleurer le sort des défunts. Les Fer de lance séparèrent les coupables sans effusion de sang, mais l’on sentait bien qu’il s’en était fallu de peu que la situation ne dégénère.
Les ouvriers connaissaient leurs droits, mais ils se savaient également dos au mur. Sur les terres du Nouveau Monde, la demande de main-d’œuvre se raréfiait. En dehors des grands axes de la capitale, les employeurs leur préféraient les services des Mancros. Les mangeurs d’hommes se contentaient de viande avariée et d’ossements réduits en poudre. Ils enduraient les pires traitements et faisaient montre d’une force de travail prodigieuse. L’exploitation des forêts tenait lieu d’exception. Il faut dire que la présence d’esclaves n’aurait pas joué en faveur d’une paix durable avec les indigènes.
Ce jour-là, Pavel eut beau chercher partout, il ne trouva aucune trace de son vieux compagnon. In’kiro avait disparu sans prévenir personne et il ne fut guère surpris d’apprendre qu’on l’avait aperçu rôder à l’orée du bois.
Sans rien laisser paraître de son trouble, il joignit ses forces à celles des Fer de lance. La composition des groupes détachés en forêt changeait sans arrêt, et il prit soin de bien sélectionner ses équipiers. Un accident était si vite arrivé une fois rendu en pleine nature.
Fourbue après une nuit de tension, la colonne parcourut sans un mot ou presque les sentiers balisés. Des marquages à la chaux figuraient les limites du domaine des colons, des assemblages en os blanchis, celles des mangeurs d’hommes. Les militaires avaient coutume de cracher à la vue des fétiches autochtones. Les ouvriers parlaient à voix basse, de peur d’encourir la colère des habitants du lac. D’aucuns affirmaient que des groupes de chasseurs campaient nuits et jours le long des principaux axes de passage, que rien de ce qui se déroulait en dehors du fort n’échappait à leur vigilance. Il est vrai que l’on croyait parfois distinguer au coin d’un arbre l’ombre portée d’immenses silhouettes, qu’il arrivait que le craquement inopiné d’une branche vous pousse à relever la tête, mais sans jamais rien trouver. Si les Mancros surveillaient leurs déplacements, ils se gardaient bien de révéler les traces de leur présence.
Arrivée sur le site, les bûcherons regagnèrent sans conviction leur poste de travail. Ils s’affairaient par binôme, et déboisaient ligne après ligne selon un schéma préétabli. Lorsqu’un arbre se trouvait prêt à tomber, son bourreau annonçait la nouvelle à la criée avant d’asséner les derniers coups. Son camarade guidait alors la chute au moyen d’une corde serrée à mi-hauteur.
Pavel s’installa bien en vue du spectacle. Adossé à la base d’un séquoia géant, il affichait l’air désinvolte du militaire resté trop longtemps hors du rang. Une assurance qui lui valait les regards en coin du reste de l’unité. Cet emplacement en particulier lui avait tapé dans l’œil. Assez surchargé pour se prémunir des angles morts, mais suffisamment exposé s’il devait lui arriver quoi que ce soit. La frontière entre soldat de métier et bandit de grand chemin était mince, et certains des membres des Fer de lance n’avaient rien à envier aux brutes hirsutes des bas quartiers.
Les ouvriers travaillèrent jusqu’à la mi-journée, après quoi ils s’accordèrent une courte pause, le temps d’avaler une miche de pain rassis.
Pavel profita de cette occasion pour rompre les rangs.
Il avait pris l’habitude de descendre grignoter un morceau en compagnie des bûcherons. Il écoutait leurs histoires, devisait auprès d’eux ou narrait à qui voulait l’entendre ses propres aventures. Il avait le rire facile et le cœur généreux. Il lui arrivait même de distribuer de petites portions de venaisons en provenance des chasses d’In’kiro.
Avec lui, les travailleurs se confiaient volontiers. Ils abordaient librement en sa présence les sujets les plus sensibles. Pavel apprit ainsi qu’ils se défiaient du commandant Ovar et de ses troupes, qu’ils considéraient comme une bande de coupe-jarrets. Les Fer de lance avaient selon eux tenté de prendre le contrôle de l’exploitation dès leur arrivée et n’avaient cessé depuis de chercher à étendre leur emprise. Une chance que le contremaître et ses hommes veillent aux grains. Servil était un homme respecté. Son franc-parler et son humeur irritable lui donnaient des airs de prévôt insensible, mais il se souciait réellement du bien-être de ses obligés. Malgré son handicap, il ne se passait pas une journée sans qu’il ne visite le dispensaire ou se rende en personne sur les sites de coupe. Son zèle excessif n’avait d’égal que sa haine du peuple indigène. On prétendait en effet qu’il avait perdu sa jambe au cours d’un raid sanglant perpétré par les Mancros. Les ouvriers séjournaient ici les deux tiers de l’année, jusqu’au prochain roulement, période durant laquelle ils s’en retournaient auprès de leur famille. Ils étaient recrutés par le biais d’appels d’offres et venaient pour la plupart de petits villages limitrophes à la capitale.
À la tombée du jour, la compagnie sonna l’arrêt des travaux. Le retour se déroula sans incident et, une fois de retour au camp, les bûcherons échangèrent un pot sous les tonnelles du réfectoire.
La nuit fut fraîche et agréable. Pavel assura son tour de garde. Les miliciens disposés le long des murailles gardaient les yeux fixés sur l’horizon. Les probabilités d’une nouvelle attaque étaient maigres si tôt après la précédente. Aussi les sentinelles trahissaient malgré elles une certaine insouciance.
Le lendemain, l’absence d’In’kiro commença doucement à l’inquiéter. S’il était bien parti comme il le pensait à la rencontre des mangeurs d’hommes, il aurait dû être rentré depuis longtemps. À moins d’un imprévu. Le vieil Orque nourrissait une fascination étrange pour le peuple autochtone. Il connaissait en partie leur langage et respectait leurs coutumes. Il s’adressait à eux d’égal à égal, eut égard à leur apparence repoussante. Mais les Mancros étaient des êtres capricieux. Leur flegmatisme cachait une nature à la fois espiègle et ombrageuse. Il était toujours difficile de discerner leurs véritables intentions.
Pavel s’employa à ses tâches quotidiennes. Il aida au rassemblement des ouvriers, mangea sans appétit, avant d’assister à la formation des équipes.
Il intégra le groupe de son choix puis passa la journée à flâner sur le site correspondant.
Ce n’est qu’une fois de retour au camp que la situation commença à s’aggraver. In’kiro n’était toujours pas revenu et le bruit de sa disparition courrait parmi les hommes. Le cas du vieil Orque fut mentionné au cours du repas. Le commandant Ovar semblait tout particulièrement apprécier la nouvelle. Pavel résolut de ne pas tenir compte des commentaires. Il mangea de bon appétit, ignora les regards en coin, les allusions poussives formulées par ses voisins de table. La nuit tomba bientôt. Il prit son tour de garde et assura ses fonctions. Lorsqu’enfin il s’en retourna vers son campement, il ne fut guère surpris d’y trouver un rude comité d’accueil. Une belle brochette de soudards désireux de lui tenir compagnie.
Il reconnut parmi eux le garçon aux cheveux poisseux rencontré le jour de son arrivée. Ce dernier, toutefois, semblait ici relégué au rang de subalterne. Il y avait là un ou deux fantassins appartenant au corps principal.
— Eh bien, eh bien, ça serait pas notre nouvel ami ? lança à la cantonade un gros bonhomme aux yeux bovins.
— On est venu te souhaiter bonne nuit !
L’attention du groupe se focalisa sur lui, et le mercenaire se retrouva bientôt dos au mur.
Pavel s’efforçait de conserver une posture détendue. Son arme pendait à sa ceinture. Mais dégainer revenait à engager sur-le-champ les hostilités. Il avait affaire à une bande entre deux âges, où les jeunots attendraient sans doute le feu vert des anciens avant de se décider à agir.
— Comme la Charogne s’est fait bouffer, on se disait avec les gars que tu devais te sentir seul, qu’on pourrait te réchauffer un brin, si tu vois ce que je veux dire, reprit l’autre. « En file indienne ou tous à la fois. On devrait bien être capable de remplacer ton petit copain, tu crois pas ? »
La proposition sembla rebuter cheveux poisseux et ses collègues. Pavel, lui, avança d’un pas, adressa à l’assistance son plus beau sourire.
— Mon gros, tu serais surpris de savoir qui prend qui.
Le rouge monta aux joues de son interlocuteur. Celui-ci prit conscience de son erreur, mais trop tard. Le mercenaire se jeta sur lui, l’écrasa de tout son poids contre le mur. Sa main gauche lui relevait la tête, la droite pressait sur sa gorge la pointe effilée d’un long poignard.
— Ne croit pas que je sois si facile à atteindre, siffla Pavel entre ses dents.
Comme le fer de la lame mordait sa chair, le bovin leva les deux bras en l’air. Il transpirait à grosses gouttes, la respiration hachée. Il n’en conserva pas moins son calme.
Le reste de l’assistance tira aussitôt l’épée.
— Un geste, et je l’égorge comme un cochon !
— Ce ne sera pas nécessaire.
La tension s’évanouit. Les militaires abaissèrent leurs armes, ébauchèrent en vitesse un semblant de garde-à-vous. Le commandant Ovar remonta les rangs d’un pas tranquille, se porta à hauteur du mercenaire. Il avait le teint livide et la mâchoire serrée.
— Reculez, Monsieur Dzavirat, sans quoi je donne l’ordre à mes hommes de vous abattre.
Pavel poussa encore un peu sur son bras puis, une fois certain que le message était bien passé, relâcha sa prise.
Le commandant Ovar jaugea le bovin d’un regard sévère, pencha la tête de côté avant de lui asséner un crochet du droit en plein visage. Le militaire cracha une gerbe de sang, se redressa aussi sec.
— Que vous vous adonniez à des pillages sur les terres indigènes passe encore. Mais que je vous reprenne à malmener l’un de nos compatriotes, et je vous ferais pendre haut et court. C’est bien compris ?
L’autre avait perdu sa gouaille habituelle. Le dos droit, le visage impassible malgré sa lèvre supérieure fendue en deux, il attendait bien sagement que le dogue daigne le renvoyer à son poste. Pavel aurait préféré le corriger en personne, mais il devait bien admettre que le spectacle de sa soumission l’amusait beaucoup. Il se félicita d’avoir quitté il y a longtemps le corps de l’armée régulière.
Le groupe dispersé, le commandant Ovar présenta au mercenaire de brèves excuses. Il lui recommanda de mieux surveiller ses arrières avant de l’informer du véritable motif de sa visite. Il souhaitait l’interroger au sujet de son récent face à face avec la créature.
Pavel ne ferma pas l’œil de la nuit et pour cause, une nouvelle attaque survint quelques heures plus tard. Cette fois, le monstre ne prit pas la peine de se cacher. Il fonça droit en direction des portes, escalada la palissade puis s’engouffra à travers le camp. Son empressement n’avait d’égal que sa colère, et les Fer de Lance échouèrent à suivre ses déplacements. Il tourna et retourna ainsi durant de longues minutes, observant de temps à autre de courtes pauses le temps de se redresser sur ses pattes arrière. Sa visite fut brève, et il disparut dans la nature après un dernier cri rageur lancé à l’intention du ciel étoilé. On ne dénombra ce soir-là aucune victime. Jamais la chose n’était reparue aussi vite ni n’avait adopté un comportement aussi étrange. La peur, bientôt, laissa place à l’incompréhension. Beaucoup refusèrent d’aller dormir. Les sentinelles elles-mêmes rechignaient à quitter leur poste. L’agitation se prolongea jusqu’à l’aurore, où les guetteurs repérèrent les contours d’une silhouette se profiler au fond du bois. La nouvelle se répandit alors comme une traînée de poudre.
La Charogne était de retour.
Ouvriers et soldats se regroupèrent devant les portes. Le vieil Orque fendit la foule rassemblée à son intention, poussa sans un mot jusqu’à son campement, où il planta d’un geste brusque son immense pavois dans le sol. Là, il se détourna en direction des témoins et réclama sur-le-champ qu’on aille lui chercher Servil.
Les deux mercenaires se retrouvèrent dans le petit cabinet privé du contremaître, accompagné cette fois-ci du commandant Ovar, qui avait jugé bon d’assister en personne à l’entretien.
Une cigarette fumante entre les lèvres, une liasse de documents jaunis sous les yeux, Servil laissa s’écouler une minute avant d’accorder son attention à ses invités.
Son bureau semblait crouler chaque jour un peu plus sous la paperasse.
— J’espère que c’est important, pesta-t-il. « Si vous pensez que j’ai que ça à faire de vous recevoir au petit matin. »
— J’ai rencontré les Ferm, prononça In’kiro.
Le contremaître manqua s’étouffer.
— Les Ferm ? répéta-t-il d’une voix cassée. « Vous vous êtes rendu seul en territoire Mancros, sans en référer à qui que ce soit. Par le diable, vous avez perdu la tête ?! »
— J’ai réclamé une audience auprès de leur Nonce. Ils ont d’abord repoussé ma requête puis, au prix d’une chasse fructueuse, ont accepté de me recevoir à leur table.
— Vous avez pu approcher leur cheffe ?
— Aarkinger n’a rien d’une cheffe, commandant. Elle est la voix du clan, la représentation directe de sa volonté.
Le contremaître gardait le silence. La disparition d’In'kiro ne semblait pas l’avoir inquiété, pas plus que les échos de l’agression dont Pavel avait été victime. La perspective en revanche que le vieil Orque ait pu de quelques façons attiser la colère des autochtones le tracassait visiblement.
— Les Ferm connaissent bien la créature, poursuivit In’kiro. « Il s’agit d’un Horgler, un animal aussi rare que dangereux. C’est pourquoi ils vous proposent d’ouvrir des pourparlers. Ils font état de plusieurs violations du traité. Ils vous accusent d’occuper illégalement leurs terres et de mener en sous-main des raids furtifs. »
— Foutaise, cracha Ovar.
Le contremaître adressa au commandant un rapide coup d’œil. Il tira sur sa cigarette avant d’exhaler de fines volutes de fumée blanche.
— Mes hommes ne sont pas exempts de tout reproche, concéda-t-il. « J’en ai déjà surpris plus d’un sur le point de décrocher des fétiches ou projetant d’aller régler son compte à quelques chasseurs embusqués. En ce qui concerne l’exploitation, vous savez aussi bien que moi que tout accord de paix est soumis au rapport de force. Nous grignotons leurs terres comme ils grignotent les nôtres. »
— Vous les avez privés de leur bois sacré.
Un sérieux malaise succéda à cette assertion. Servil se rehaussa sur son tabouret. Ovar jeta au vieil Orque un regard noir, de ceux que l’on réserve d’ordinaire aux traîtres sur le point de passer sur le billot.
Toute récente soit-elle, la position du Saint Empire dans le Nouveau Monde ne souffrait aucune controverse. Les colons considéraient le continent comme un don du ciel, un vivier de ressources inépuisables à leur seule disposition. Pointer la primauté des autochtones revenait à rabaisser l’Empire au rang de vulgaire voleur, qualificatif que Pavel lui-même se refusait à employer.
— Je ne vous juge pas. La possession des terres échoit toujours au plus fort, reprit le vieil Orque d’un ton sentencieux. « Les Ferm souhaitent récupérer ce qui leur revient de droit et nous pouvons en tirer parti. L’influence de la créature les fragilise plus qu’ils ne veulent bien l’admettre. Le Horgler empiète sur leur zone de chasse. La famine les guette. Leurs ressources s’amenuisent. En temps normal, ils auraient sans doute quitté la région, mais votre présence les pousse à la sédentarité. »
— Vous nous proposez de nous associer avec les mangeurs d’hommes ? avança Ovar. « Pourquoi n’abattent-ils pas eux-mêmes ce monstre s’ils sont si malins que ça ? »
— Impossible. Ils considèrent le Horgler comme un esprit mauvais, un intouchable. Tous ceux qui osent s’en prendre à lui tombent malades. Ça ne vous rappelle rien ? Les Ferm sont disposés à coopérer en échange de la remise à plat des accords de paix.
— Ils veulent le Vallon, souffla le contremaître.
Le vieil Orque hocha la tête.
— C’est hors de question.
— De quoi s’agit-il ? demanda Pavel.
— D’une base située au nord-ouest du camp, un promontoire naturel tenu sous constante surveillance.
Le mercenaire se souvint des deux hautes tours de guet, de la présence d’un contingent complet de soldats armés. À n’en pas douter, les indigènes n’avaient pas choisi l’endroit au hasard.
— Si les Ferm obtiennent le Vallon, ils disposeront d’un droit d’accès sur toute la région, déclara Servil après avoir aplati son mégot de cigarette sur le bord de son bureau. « Et d’ici l’été prochain, ils donneront l’assaut sur nos positions et nous écraseront sans difficulté. »
Aucune attaque n’eut lieu durant les jours suivants, mais le campement n’en restait pas moins en alerte maximale. Malgré la fatigue, les hommes multipliaient les rondes. Le duo poursuivait sa mission sans broncher. En journée, ils ratissaient les bois ou accompagnaient les manœuvres. Le soir, ils se retrouvaient au coin du feu, l’un savourant les plaisirs simples d’un bon repas à la chaleur du foyer, l’autre absorbé dans la lecture de quelques précieux ouvrages. Les deux mercenaires avaient beau défendre la nécessité d’ouvrir le dialogue avec les Mancros, ils ne disposaient d’aucune autorité en la matière. Le contremaître décidait seul de la conduite des opérations, et celui-ci s’opposait fermement à la tenue des pourparlers.
Le premier incident survint un matin sur un site limitrophe de maigre importance. Peu de temps après la prise de poste, les ouvriers repérèrent les silhouettes de deux grands amphibiens. Des chasseurs indigènes, rapportèrent les témoins. Un contingent armé fut aussitôt dépêché sur place, ne découvrant à leur arrivée qu’un nouveau fétiche de sinistre composition. D’autres accrochages suivirent, toujours selon le même mode opératoire. Les autochtones stationnaient rigoureusement tout près de la ligne de démarcation. Ils rôdaient aux alentours le temps de signaler leur présence, avant de se retirer au fond des bois. Des chants tribaux accompagnés de percussions rapides résonnaient alors jusqu’au crépuscule.
Le commandant Ovar ne décolèrait pas. Pour lui, il s’agissait ni plus ni moins d’une déclaration de guerre. Le contremaître se montrait plus prudent. Lui soupçonnait une simple manœuvre d’intimidation. Si les Mancros étaient réellement en mesure de renverser la table, ils l’auraient fait depuis longtemps. Pavel sauta alors sur l’occasion.
— S’ils sont à ce point dos au mur, ils seront peut-être prêts à un compromis, lança-t-il à voix haute.
In’kiro le foudroya du regard, d’un air de dire que le stratagème était par trop manifeste. Mais le commandant Ovar tomba les deux pieds dedans.
— Les mangeurs d’hommes se rassemblent à nos frontières, et vous pensez encore à négocier ? Vous prétendez que la créature empiète sur leur terrain de chasse. Alors, nous devrions pousser à fond l’occupation et les affamer jusqu’à ce qu’ils acceptent de quitter la région.
— Ne sous-estimez pas les Ferm, répliqua Servil. « De tous les clans présents ici, ils sont de loin les plus dangereux. Ils connaissent leurs forces, et vous savez aussi bien que moi qu’en cas d’affrontement direct, personne ne viendra à notre secours. »
— Vous avez raison sur un point, contremaître, jamais les huiles ne nous enverront qui que ce soit. Ils sont bien trop occupés sur le front ouest, concéda Ovar. « Mais les hommes ne sont pas tout. Voyez-vous, je dispose de quelques contacts à la capitale. De bons copains avec lesquels j’entretiens une correspondance régulière. J’ai obtenu de l’un d’entre eux une solution à notre problème. »
« Messieurs, relança-t-il après une pause calculée, d’ici peu, le cadavre de la créature sera exposée aux yeux de tous. L’Unique m’en soit témoin, j’en prends l’engagement devant vous ici même. » Après quoi, il prit congé de ses interlocuteurs puis s’en retourna à ses occupations.
La seconde livraison eut lieu sous des trombes d’eau, rendant la manœuvre difficile. Le temps de la transaction, le commandant Ovar avait récupéré une nouvelle portée de chiens de chasse, puis réceptionné un lot de caissons étanches qu’il avait fait acheminer jusqu’à ses quartiers. La précieuse cargaison attisa l’avidité des curieux, mais les Fer de lance avaient veillé à ne rien ébruiter de son contenu. Elle reposait à présent sous bonne garde, surveillée nuit et jour comme le lait sur le feu. Pavel eut beau laisser traîner ses yeux et ses oreilles, il ne tira rien des membres de la compagnie. Les hommes observaient sur le sujet la plus grande confidentialité, signe qu’ils avaient reçu des ordres.
Ovar jouait gros dans cette affaire. Ses dernières déclarations engageaient son honneur de militaire. Un fiasco entacherait à n’en pas douter sa réputation.
Les jours passèrent. La créature continuait de garder ses distances. Malgré les pluies, un certain relâchement se faisait sentir à travers le camp. Les bûcherons se tenaient tranquilles. Les soldats se chambraient, plaisantaient, parfois même en présence des ouvriers. Seul le commandant Ovar semblait soucieux. De la formation des équipes à l’heure du coucher, son regard se portait toujours vers le ciel, dans l’espoir d’une éclaircie. Sans doute les précipitations compliquaient-elles ses plans.
Les pluies cessèrent, et comme pour souligner la fin d’une trêve provisoire, les éclaireurs rapportèrent des déplacements suspects à la tombée du jour.
Ce soir-là, les miliciens reçurent l’ordre de se tenir à l’écart. Habillés d’ample cape de nuit, les effectifs des Fer de lance recouvrirent leur visage d’un linge trempé. Deux détachements triés sur le volet se concentraient autour des dortoirs. Les figures des travailleurs apparaissaient à tour de rôle dans l’entrebâillement des fenêtres du bâtiment, dans l’attente de l’inévitable confrontation.
À chacune de ses visites, le Horgler empruntait un nouvel itinéraire, mais s’attaquait invariablement au logement des ouvriers. Le commandant avait misé sur cet état de fait. Il avait fait procéder à l’évacuation du campement et divisé ses forces en conséquence.
Les hommes avaient ordre de rester cachés, d’attendre le signal avant d’intervenir de quelque façon que ce soit. In’kiro avait accepté de mauvaise grâce ces conditions. Assis en tailleur, adossé contre son pavois, ce dernier patientait sans un mot. À ses côtés, Pavel gardait les yeux fermés, mais ne dormait jamais tout à fait.
Le vieil Orque renifla soudain. Il soupira, se redressa, puis décrocha sans bruit la base de son bouclier. Les miliciens repérèrent le monstre peu de temps après.
Les militaires tirèrent l’épée, imposèrent le silence à leurs voisins. Ils dansaient d’un pied sur l’autre. La peur se reflétait dans leurs yeux, leur respiration se confondait à mesure des signalements successifs. Une ombre déboucha bientôt à l’angle du réfectoire, elle se traîna à plat ventre, tourna un moment aux alentours du cellier, avant de se diriger vers les dortoirs. La lumière des torches dessinait sur sa peau de curieuses arabesques. Son museau luisant se promenait au raz du sol, produisant une série de chuintements rapides. Le monstre se figea soudain, hésita, comme sur le point de rebrousser chemin. Un léger soubresaut secoua les rangs de la compagnie lorsqu’il se redressa sur ses pattes arrières.
Le Horgler balayait la scène de ses orbites vides. Son caquètement sinistre ramena Pavel au jour de sa première confrontation. Encore une fois, la créature semblait en pleine transe, tel un lévrier lancé sur les traces de sa proie. La seconde attaque s’était soldée par un échec. Elle était repartie sans se nourrir, une première selon le témoignage du contremaître en personne. Quelque chose s’était produit peu de temps après leur arrivée. Un élément crucial était venu bousculer ses habitudes.
— Il faut agir maintenant, grommela In’kiro.
La cible se trouvait en effet à portée de tir. Pourtant les archers ne réagissaient pas. Les militaires tenaient leurs positions. À bout de nerf, le vieil Orque fendit la foule des combattants. Il s’apprêtait à déclarer lui-même la charge lorsque la créature poussa un terrible hurlement.
— À mon commandement, tirez !
Une salve de projectiles s’abattit autour du monstre. Des éclats de verre brisés se répandirent sur le sol, suivi d’un épais nuage de poussière.
Pavel étouffa un haut-le-cœur. Une quinte de toux le força à s’arc-bouter sur lui-même. Le souffle remontait à travers les naseaux de son casque à visière, se frayait un chemin le long de ses muqueuses enflammées. Une odeur de pourriture gonflée au centuple. Il se détourna en direction de son compagnon, lequel peinait à émerger après l’inhalation des miasmes.
Les Fer de lance ne présentaient quant à eux aucun symptôme visible. Boucliers tendus, ils avançaient en rang serré, leurs piques pointées sur l’objectif. La créature ne savait plus où donner de la tête. Elle frappait à l’aveugle, claquait des mâchoires. La pointe d’une lance glissa sur son flanc droit, une autre se planta dans son dos. Elle opéra une rapide rotation, projetant du même coup ses agresseurs. Pavel se traînait tant bien que mal sur le champ de bataille. Il reconnut le morion à tête de serpent du commandant Ovar, aperçut derrière lui un peloton de soldats armés de frondes.
L’étau se resserrait. Cerné de toute part, le monstre s’en retourna sur ses pas. Il semblait suffoquer, salivait à la façon d’un animal empoisonné.
Ovar choisit cet instant pour intervenir. Il ordonna aux tireurs de remettre ça, puis profitant du manque de mobilité de la créature, se faufila à son contact. Il arborait son armure de plate intégrale et maniait des deux mains un imposant marteau. Sa posture témoignait de son expérience au combat. Il porta à la bête un coup puissant à hauteur du col, si bien que celle-ci se recroquevilla sur elle-même, en un long hululement plaintif.
Le commandant évita d’un cheveux une cuisante contre-attaque, leva son arme en signe de défi. Au centre de la formation, le Horgler tournait et retournait sur lui-même. Sa respiration sifflait. Un sang bleu crémeux s’écoulait de la plaie ouverte. Bouclier levé, l’ensemble de la compagnie souligna l’évènement par de rapides percutions.
— Attention !
À ce moment, le monstre poussa un hurlement terrible avant de s’élancer à vive allure. Il brisa d’une charge la nasse formée par les militaires, roula sur lui-même, puis s’empressa de franchir d’un bond la palissade.
Ovar rassembla aussitôt son unité. La bête, lança-t-il de vive voix, était grièvement blessée. L’hémorragie aurait tôt fait de ralentir ses déplacements. Elle tomberait alors à bout de forces, sans sacrifice inutile.
Les fouilles se concentrèrent d’abord sur le pourtour du camp, puis, suivant un périmètre croissant, gagnèrent en envergure. La lumière des torches produisait aux alentours un théâtre d’ombres mouvantes. Le commandant Ovar marchait en pole position, désireux de délivrer en personne le coup de grâce. Les fantassins avançaient par groupe de deux. Armés d’arcs longs et de lourdes arbalètes, les chasseurs tenaient la bride de leurs molosses. Les chiens s’agitaient comme de beaux diables, leur attention fixée sur la piste. Enfin, relégués au second plan, les deux mercenaires occupaient l’arrière-garde.
Les lévriers avaient été entraînés à dessein de traquer l’odeur des fioles. La substance avait imprégné jusqu’à leurs vêtements, raison pour laquelle les Fer de lance avaient remisé leur cape et leur linge trempé aussitôt la bataille terminée. Ovar avait pensé à tout. Il avait anticipé les mouvements de la créature. Il avait compris qu’elle se repérait à l’aide de son odorat et su retourner contre elle son principal atout. Sous ses airs de m’as-tu-vu, le commandant cachait un tacticien hors pair. Pavel devait bien admettre qu’il les avait dupés en beauté, ce qu’il ne manqua pas de déclarer à voix haute à son compagnon. Mais In’kiro gardait ses distances. Il progressait d’un pas rapide, s’éloignait du rang au moindre bruit suspect, avant de revenir en bougonnant. Le vieil Orque était en colère. Si celui-ci jugeait intolérable le plus petit signe de faiblesse, il condamnait d’autant plus sévèrement sa propre fragilité.
La réussite d’Ovar soulignait son échec, son incapacité à réagir au moment opportun.
On repéra des traces de sang au pied d’un grand pin noir, supposant que la créature avait trouvé refuge au-delà de l’orée du bois. Une brume légère s’éleva bientôt, s’épaissit à mesure du chemin parcouru.
Les recherches se poursuivirent durant une partie de la nuit, jusqu’à la découverte d’un fait surprenant. La colonne s’immobilisa, alors. Les lévriers s’étaient séparés en deux groupes, chacun sous l’emprise d’une intense excitation.
— Foutaise, cracha le commandant Ovar, « Le procédé est unique. Il n’existe rien de semblable à l’état naturel. »
— L’odorat des bêtes est fiable, monsieur, défendit le maître-chien d’un air catégorique. « Rien ne permet d’affirmer que le monstre chasse seul. Nous avons peut-être affaire à un tandem. »
Ces paroles eurent l’effet d’une bombe. La perspective de tomber nez à nez avec une seconde créature ne faisait pas partie du plan. Mais le problème ne s’arrêtait pas là. Les récentes pluies avaient gorgé les sols jusqu’à leurs limites. De nombreux sentiers étaient impraticables et la compagnie avait été forcée de couper à travers de larges étendues marécageuses. Ils avaient marché des heures, et approchaient à présent de la bordure du plan de coupe. Si la piste principale courait le long de la ligne de démarcation, la seconde se dirigeait droit vers le lac, au cœur du territoire indigène. Épuisés, trempés jusqu’aux os, les hommes redoutaient l’affrontement. Personne ne souhaitait se lancer dans un bras de fer avec les autochtones, pas même le commandant Ovar.
— Je négocierais avec les Ferm.
— Vous n’allez rien faire du tout.
— Pour la première fois, nous avons l’avantage, répliqua In’kiro de son timbre caverneux. « Vous avez acculé la bête et vous voudriez laissez filer cette chance ? »
Il avait tapé là où ça fait mal.
Le commandant croisa les bras, sembla peser le pour et le contre de cette soudaine initiative. Puis il passa en revue l’ensemble de ses troupes. En l’absence de volontaires, il désigna lui-même les combattants préposés au second groupe, mais n’en menaça pas moins le vieil Orque de représailles s’il devait arriver quoi que ce soit à ses gars. Pavel remarqua parmi eux des visages connus. Celui du vétéran au regard bovin et de plusieurs de ses agresseurs. À l’évidence, Ovar profitait de cette occasion pour se débarrasser des fruits pourris.
In’kiro ignorait tout de l’incident survenu la veille de son retour. Et c’était heureux. Le vieil Orque n’aurait pas manqué de lui reprocher son manque de vigilance, ou peut-être se serait-il contenté de hausser les épaules. Il n’aurait pas fallu longtemps avant que l’on découvre au petit matin les corps sans vie de l’ensemble des coupables, le crâne savamment fracassé à l’aide de quelques objets contondants abandonnés sur les lieux du crime.
La compagnie se sépara sans un mot, les deux parties poussant dans des directions opposées. Sous la férule d’In’kiro, les membres du second détachement n’en menaient pas large. Leurs postures tendues et les cernes sous leurs yeux trahissaient d’un total épuisement. Ils conservaient en permanence une distance de sécurité avec leur nouveau chef, comme si celui-ci pouvait décider à tout moment de les massacrer jusqu’aux derniers.
Ces présupposés permettaient à In’kiro d’asseoir son autorité sans effort. Il avait catégorisé en peu de temps l’ensemble de son unité et l’avait réorganisée en conséquence. L’Orque ne cessait de jurer, de soupirer tel un bœuf en colère. Il faisait montre en présence des hommes d’une humeur exécrable, si bien que les fantassins lui donnaient du monsieur et que les éclaireurs lui livraient chacun de leurs rapports au garde-à-vous. Ainsi, lorsque le vieil Orque leva en l’air son énorme poing, la colonne s’immobilisa sur-le-champ. Pavel balaya du regard les alentours. Rien à signaler, si ce n’est le dédale habituel de troncs noueux, assorti par endroits de quelques fétiches d’os blanchis. In’kiro, pourtant, ne bougeait pas. Il gardait le regard fixé sur l’horizon, sondant les ténèbres de ses deux petits yeux porcins.
Il poussa enfin un profond soupir, déposa sur le sol sa masse d’arme, planta son bouclier. Il leva les mains en l’air, écarta les bras, en signe de soumission.
— Talmek ad, prononça-t-il d’une voix sonore, de sorte à être entendu. « Talmek ad », avant d’ajouter à l’intention des troupes : « Lâchez vos armes. Et laissez-moi parler. »
Les hommes échangèrent de rapides commentaires, mais s’exécutèrent malgré tout, terrifiés sans doute à l’idée d’être livrés en pâture aux indigènes.
Le vieil Orque répéta ses paroles, comme une incantation adressée à des forces obscures. Au début, il ne se passa rien. La forêt restait silencieuse. Puis l’agitation s’empara des chiens. D’étranges silhouettes se détachèrent bientôt du brouillard puis apparurent à la lueur des flambeaux.
Les Mancros présentaient les traits d’homme-murènes aux proportions exagérées. « D’affreux démons au sourire carnassier et aux yeux vitreux » avait rapporté, en l’an 755, un évêque du premier corps expéditionnaire. D’aspect détrempée, sirupeuse, leur peau était recouverte d’écailles multicolores. Leur buste était large, leurs jambes maigres et arquées. Leur long cou supportait une petite tête ronde auréolée d’une importante crinière d’épines. Complètement nus à l’exception d’un brayet noué à hauteur des épaules (là où, paraît-il, se situaient leurs organes reproducteurs) ils maniaient des lances en os dentelés et portaient en bandoulière arc composite et carquois en peau animal, mais leurs seules griffes suffisaient à étriper un cheval, leur mâchoire terrible à déformer l’acier de la plus solide des armures. Les autochtones n’avaient pas pour habitude de faire des prisonniers. Ils découpaient un à un les corps de leurs victimes, chargeaient les meilleurs morceaux à l’intérieur d’imposantes hottes dont ils garnissaient leurs celliers. La rumeur prétendait qu’ils s’adonnaient avant chaque repas à d’innommables sacrifices, qu’ils pratiquaient une forme généralisée de cannibalisme durant les périodes de vaches maigres. Pavel avait plusieurs fois tenté d’éclaircir ces questions, et le silence borné du vieil Orque lui donnait la chair de poule. Malgré la présence de son ami, il n’était guère rassuré par la tournure des évènements. Partout où se portait son regard se profilaient les membres du peuple indigène. Ils se tenaient à une distance respectable, prêts à dégainer à la moindre occasion. L’un d’eux se détacha bientôt du reste de ses semblables, déposa à son tour les armes, puis s’avança à la rencontre d’In'kiro.
Les Mancros marchaient toujours la tête basse, le haut du corps légèrement voûté, comme écrasé sous leur propre poids. Celui-ci malgré tout dépassait le vieil Orque d’une bonne vingtaine de centimètres.
— Talmek ad, reprit In’kiro, cette fois sans élever la voix. « Nous sommes en chasse, et demandons humblement le passage. »
Les lévriers ne cessaient d’aboyer, en proie à la panique. Mais l’émissaire n’y accorda aucune attention. Il étira son long cou, pencha la tête de côté. Il passa en revue l’ensemble des troupes de ses deux iris un noirs. Une horrible cicatrice barrait son visage.
— Ça être arme de chasseurs ? Pointa-t-il. Sa voix vibrait par saccade, d’un son mat et guttural. Employer le langage des colons semblait lui demander un réel effort.
— Nous traquons le Horgler. Nous l’avons blessé et poussé à fuir jusqu’ici. Sa vie nous appartient.
— Horgler blessé, tu dis ? Ah ! Lui tomber peau, revenir plus fort. Vous attisez sa colère.
— Cela ne vous regarde pas.
Pour toute réponse, la créature se pencha à son niveau, émit une sorte de sifflement aigu. Le vieil Orque ne broncha pas. Malgré la différence de gabarit, il soutint le regard de son interlocuteur, d’un air de dire qu’il se savait dans son droit et était prêt s’il le fallait à faire couler le sang. L’autre sembla saisir le message, car il recula bientôt son visage, avant d’ébaucher un genre de demi-révérence.
— Gueule cassée apporter gibier Nonce Aarkinger. Gagner respect du clan. Pas eux, prononça-t-il d’un ton sec à l’intention du reste du groupe. « Eux barbares. Laisser morts pourrir au soleil. »
Il s’adressait tout particulièrement au vétéran aux yeux bovin, dont il réclama la tête en échange de sa coopération. La proposition ébranla les rangs de la compagnie. Les lévriers jappèrent de plus belle. Les Mancros bandèrent leurs arcs. Pavel lui-même hésita à se jeter sur son épée.
Il s’en fallut de peu que les hommes ne donnent la charge. Qui sait alors ce qu’il aurait pu advenir.
In’kiro éleva la voix à l’encontre des insurgés. Il imposa le silence, assura son interlocuteur de sa neutralité. Il s’engagea sur l’honneur à décapiter en personne les fauteurs de troubles s’il devait arriver le moindre incident. Ces garanties lui valurent l’aversion d’une partie des troupes, mais parvinrent à convaincre les indigènes de sa sincérité. Les Mancros acceptèrent de les laisser passer, à condition qu’ils n’approchent ni de leurs avant-postes ni des abords du lac. La trêve conclue, ils se retirèrent progressivement à travers le brouillard opaque.
Les chiens calmés, la colonne reforma les rangs, puis redémarra aussitôt. In’kiro échangea un instant avec Pavel, après quoi il intima au reste du groupe d’accélérer, pointant la mollesse des effectifs en présence. Le vieil Orque ne souhaitait pas s’attarder. Il avait beau entretenir de bonnes relations avec les Ferm, il ne faisait aucun doute qu’ils se trouvaient en ce moment sous étroite surveillance. Accord ou non, le peuple bleu ne tolérerait pas longtemps leur intrusion sur ces terres.
La trace continuait loin au-delà de la frontière autochtone. La lumière commençait doucement à poindre à l’horizon. Le chant des oiseaux soulignait l’imminence de l’aurore. Le brouillard à présent s’épaississait à vue d’œil. In’kiro ordonna une halte au pied d’un sapin immense. Les pisteurs étaient formels, la bête se terrait tout près. La compagnie se prépara au combat. Pavel se proposa de partir en reconnaissance. Celui-ci se délesta du gros de son paquetage, échangeant avec son compagnon un regard entendu. La main posée sur la garde de son arme, le mercenaire disparut dans la brume. Il poussa vers l’est, serpenta le long des arbres. Ses pas s’enfonçaient à travers le sol boueux. Il avançait à l’aveugle ou presque, les sens en éveil, son bouclier levé à hauteur de son visage.
Il déboucha bientôt à l’ombre d’une masse imposante, un plafond formé des corps enchevêtrés d’un grand nombre de séquoias géants. La lumière peinait à en percer la cime. L’obscurité était telle qu’il lui semblait de nouveau se trouver en pleine nuit. Pavel aborda les lieux d’un pas timide, tourna la tête de droite à gauche, mal à l’aise. Les oiseaux avaient cessé de chanter. Les animaux avaient jugé bon de quitter la région.
Des rubans brumeux couraient à ses pieds, formaient sur le sol de fines ramures translucides. Le brouillard était en partie tombé, mais ici seulement, comme si le gros du phénomène était cantonné à l’extérieur du dôme par quelque barrière invisible.
Il se remémora son premier entretien avec le Barbier. D’aucuns attribuaient à la créature des pouvoirs surnaturels, comme le contrôle des éléments.
Un détail attira soudain son attention. Un souffle ténu, rauque, irrégulier. Une respiration. Lentement, il contourna le tronc d’un pin isolé, dévala en douceur une légère déclivité. Le relief formait un genre de fosse, au fond de laquelle s’accumulaient les restes de la brume environnante. Une odeur d’humus remonta à ses narines. La terre avait été récemment retournée. Le son provenait d’une forme noire et massive, comme encaissée au centre du cratère.
Son sang ne fit qu’un tour lorsqu’il reconnut le corps décharné du monstre. Le Horgler soufflait comme une forge. Il semblait avoir labouré le sol de ses longues griffes avant de tomber à bout de forces. Après une telle cavale, l’ampleur de ses blessures devait être importante. Pavel, toutefois, ne comptait pas commettre deux fois la même erreur. Il s’en retourna sur ses pas, prit soin de bien mémoriser l’endroit, puis quitta le bosquet silencieux.
Les soldats débarquèrent quelques instants plus tard. In’kiro passa le premier, s’assura de la sécurité des lieux puis disposa ses troupes.
Sa longue gueule entrouverte suspendue dans les airs comme figés en une position inconfortable, le monstre semblait s’être recroquevillé sur lui-même, incapable du moindre mouvement.
Et toujours cette respiration d’outre tombe.
D’un signe, le vieil Orque mobilisa l’infanterie. Les militaires se réunirent autour du cratère, levèrent leurs boucliers, leurs pics tendus à dessein de briser la charge de la créature. Sous les visières de leurs morions, leurs visages pâles et souriants trahissaient un sentiment partagé d’allégresse et de vive appréhension. Un animal blessé pouvait s’avérer plus dangereux encore que le pire des prédateurs, et il était à prévoir que tous ne ressortiraient pas vivants de cet ultime affrontement.
Mais il était trop tard pour reculer.
Le Horgler se mourrait sous leurs yeux. En plein territoire ennemi, ils n’avaient pas le loisir de tergiverser ou de demander des renforts. Ils n’en avaient pas le temps.
Les sentinelles stationnées en dehors du cercle signalèrent la présence d’étranges objets autour du cratère, sortes de lambeaux de chair translucide.
Le cliquetis des armes, le souffle des soldats enfla en conséquence. In’kiro lui-même avait l’air nerveux. Mais toujours aucune réaction. Le monstre, à présent, semblait inanimé. Sa respiration s’était tue. La nappe de brouillard recouvrait en partie sa silhouette. L’ombre portée des séquoias géants plongeait la scène sous un voile obscur, indéchiffrable. La bête était-elle à ce point affaibli ? Ou cherchait-elle simplement à leurrer ses poursuivants ?
Faute de meilleure alternative, le vieil Orque intima à ses hommes de reculer, puis commanda aux archers d’encocher une salve meurtrière. Ils n’en eurent jamais l’occasion. À ce moment, l’aube naissante gagna un angle propice. La lumière du jour enfonça ses stries à travers le dôme végétal, révélant du même coup l’ampleur du subterfuge.
La créature ne bougeait toujours pas. Les rayons du soleil couraient le long de son arête dorsale, remontaient jusqu’à sa gueule béante. Ses orbites rondes et caves semblaient comme deux puits sans fond. La base de son cou, ravagée par l’attaque du commandant Ovar, tombait en morceau. À demi enseveli sous le sol boueux, nimbé d’une brume matinale, on aurait cru une vulgaire idole de bois mort, noire et luisante.
In’kiro ordonna au dernier moment aux archers de baisser leurs armes. Les soldats obéirent sans comprendre, se rapprochèrent sans bruit. Pavel s’avança avec prudence.
« Lui tomber peau, revenir plus fort. »
D’un brusque mouvement d’humeur, le vieil Orque se porta au-devant du monstre, leva son bouclier, avant d’abattre sa masse d’arme de toutes ses forces. Un craquement sourd retentit alors, suivi d’une violente détonation. La carcasse noire explosa dans un déluge d’éclats nacrés. La respiration reprit, vive et sifflante. Le vent s’engouffra à l’intérieur du corps creux, comme vidé de toute sa substance. Le tout rappelait la texture des lambeaux de chair translucide découverte aux alentours du cratère.
— Une mue, souligna Pavel, après un bref examen.
Les hommes échangeaient des regards incrédules, se perdaient en folles conjectures. Sans doute le phénomène échappait à leur compréhension. Pavel lui-même devait bien admettre qu’il n’avait jamais rien observé de pareil. In’kiro, lui, gardait le silence. Sa masse d’arme à ses pieds, son bouclier planté à même le sol, il détaillait la dépouille, le visage tordu par une affreuse grimace.
Le retour eut lieu à marche forcée. Une fois en dehors du territoire indigène, les hommes s’engagèrent sur les traces du premier détachement. In’kiro envoya aussitôt ses éclaireurs. En pole position, bien au-delà du reste de la colonne, le vieil Orque marchait d’un pas vif et rapide, au point que Pavel peinait à suivre la cadence.
Ils avaient passé toute la zone au peigne fin, jusqu’à se rendre à l’évidence : la créature était introuvable. Elle avait achevé ici sa mue avant de filer à toute allure. L’odeur des fioles, toutefois, devait être tenace, car elle avait aussi bien imprégné son ancienne peau que le résultat de sa transformation.
La compagnie remonta le long de la frontière autochtone, coupa à travers bois, enlisée parfois jusqu’à mi-cuisse. La vue des premiers corps alarma les troupes. La piste était jonchée des cadavres éventrés des chiens, de soldats à l’agonie. La trajectoire suggérait qu’on leur avait donné la chasse. Ovar était tombé dans une embuscade. Il avait cherché à se défendre avant de partir trouver refuge vers le nord, en direction du plus proche avant-poste.
In’kiro commanda aux hommes de continuer, arguant qu’ils n’avaient pas de temps à perdre avec des morts en sursis. Personne n’osa s’opposer à sa décision.
Le son des bottes, les aboiements des chiens résonnaient en un lointain écho. La forêt semblait inhabitée. Ils sinuèrent ainsi durant de longues minutes, jusqu’à s’engager sur une petite route épargnée par les pluies. Là, ils commencèrent à entendre le grondement d’un combat.
La colonne s’ébranla sur-le-champ. Le vieil Orque eut à peine le temps d’ordonner la charge que ses troupes s’élançaient déjà à l’assaut.
La compagnie rejoignit en peu de temps le groupe des survivants. Une poignée d’hommes disposée en cercle autour de leur meneur. Le visage trempé de sueur, son marteau posé sur son épaule, Ovar aboyait des ordres en continu, comme pour tromper ses craintes et celles de ses camarades. Ils ferraillaient à la bordure du sentier, tout près d’un lot de rondins de bois fraîchement coupé. Les fantassins tenaient tant bien que mal leurs positions. De savants interstices permettaient aux archers de décocher leurs flèches. Mais le Horgler gardait ses distances. Sa carcasse décharnée au ras du sol, la bête sillonnait entre les arbres. Elle faisait mine de se retirer, avant de se relancer immanquablement à l’attaque.
L’arrivée des renforts arracha un hurlement hystérique à la créature. Pavel tira l’épée. Un frisson remonta le long de sa colonne vertébrale. Galvanisé, Ovar souleva ses troupes d’un cri guerrier, réclama aux archers une nouvelle salve de projectiles. Le monstre courut s’abriter derrière les arbres. D’un bond prodigieux, il se hissa à mi-hauteur d’un énorme pin, avant de se projeter toutes griffes dehors dans les rangs des nouveaux venus. Un premier homme vola sur plusieurs mètres. Un autre s’effondra dans une marre de sang. In’kiro s’avança au-devant du danger, mais la créature lui préféra une proie plus facile, un soldat aux traits juvéniles. Celui-ci ne trouva rien de mieux à faire que d’ébaucher un mol estoc, lequel glissa sur la carapace noueuse de la bête. Il s’en fallut de peu qu’il ne termine le crâne fendu en deux.
Pavel le tira en arrière, le couvrit à l’aide de sa rondache. Le choc remonta jusqu’à son avant-bras et il ne dut son salut qu’à la bonne tenue de son équipement.
À ce moment, le monstre reporta son attention sur sa gauche, claqua des dents à l’endroit de son agresseur. Pavel reconnut le vétéran aux yeux bovin. Celui-ci ordonna aux plus jeunes recrues de reculer, asséna au Horgler une violente charge. Ce dernier se déporta sur son flanc droit, se recroquevilla sur lui-même puis poussa sur ses pattes arrière. L’échange tourna en sa faveur, et le malheureux hurla de douleur lorsque les mâchoires de la créature se refermèrent sur son cou. À peine les hommes commencèrent à se positionner qu’elle abandonna sa prise, avant de se réfugier de nouveau entre les arbres.
Les deux sections profitèrent de ce court répit pour reformer les rangs. La compagnie se rassembla en terrain découvert. Le commandant se porta aux côtés d’In’kiro. Les deux guerriers échangèrent un regard entendu. Tacites remerciements après ce sauvetage in extremis.
Cependant la créature slalomait entre les arbres, labourait la terre de ses griffes. Elle se déplaçait à une vitesse prodigieuse, si bien que l’on aurait pu croire qu’elle n’avait jamais été blessée. Le corps de la bête ne présentait plus aucune cicatrice. Bénéfice sans doute de sa récente mue. Un large stigmate subsistait toutefois à hauteur de son encolure, un reliquat de l’attaque portée par le commandant Ovar. Contrairement à ses précédentes apparitions, la créature faisait montre d’une férocité inédite. Elle ne cherchait pas à se nourrir, mais à anéantir jusqu’au dernier de ses ennemis.
Les hommes convinrent de cibler son cou en priorité. Ils resserrèrent les rangs, de sorte à limiter au maximum son champ d’action.
La bête, à présent, produisait une série de borborygmes étranges, comme une mélodie funèbre. Elle choisit ce moment pour sortir de sa cachette.
La première offensive secoua les rangs de la phalange. La seconde emporta deux fantassins. À l’engagement suivant, le commandant ordonna aux unités de se mettre en position. Les lanciers reculèrent, tandis que les lignes latérales bougeaient en conséquence. Le Horgler tourna sur lui-même, poussa un hurlement rageur. Le piège se refermait dans son dos. Il se jeta sur l’étau nouvellement formé, et serait sans doute parvenu à rompre le barrage sans la présence d’un être aux proportions inhumaines. In’kiro leva son bouclier, les deux pieds plantés dans le sol. Il encaissa la charge de toutes ses forces, repoussa son opposant, avant d’abattre son bras aussi sec. Sa masse d’arme s’enferra entre les bois de la créature, brisant au passage plusieurs de ses rameaux. Le monstre n’en abandonna pas pour autant son entreprise. D’un bond, il se déporta sur la droite, tenta de déborder les lignes voisines. Mais le guerrier ne comptait pas lui faciliter la tâche. À chacun de ses déplacements, il s’arrangeait à se positionner dans son angle mort, l’attaquait sans relâche, de sorte que la bête ne pouvait se permettre d’ignorer trop longtemps sa présence. Ce petit jeu du chat et de la souris se prolongea un moment, et le Horgler commença à donner des signes de faiblesses. Ses mouvements ralentirent, ses réflexes s’émoussèrent. Son ventre rond, cartilagineux, se contracta. Il semblait de nouveau avoir du mal à respirer.
La bête planta soudain ses griffes en travers du sol, rua à la manière d’un cheval fou. Le choc résonna sur le pavois du vieil Orque, le projeta en arrière.
Le Horgler profita de cette occasion.
Une rapide volte-face lui permit de casser la distance. Il se redressa alors de toute sa hauteur, poussa un terrible hurlement, avant de s’abattre de tout son poids. In’kiro tenta tant bien que mal de maintenir son équilibre, mais l’angle formé par son bouclier jouait contre lui. Il s’effondra dans un fracas retentissant, entraînant dans sa chute une partie de ses voisins. Juché sur sa proie, le monstre lui labourait les flancs. Son long museau semblait chercher à se frayer un passage jusqu’à son visage.
Pavel se précipita. Trop tard. Le mal était déjà fait. La bête profita du chaos ambiant pour se faufiler dans la brèche. Elle enfonça alors la ligne et s’élança de nouveau en forêt, cette fois pour ne jamais revenir. Personne ne prit la peine de la poursuivre.
Le danger écarté, le commandant Ovar ordonna sur-le-champ que l’on monte les brancards. Les victimes se comptaient par dizaines. Tous les chiens sans exception avaient été tués. Pavel s’empressa d’aider son compagnon à se relever. Le vieil Orque se redressa dans un râle, se délesta de son casque à visière, planta son bouclier dans le sol, comme si de rien n’était. De légères écorchures luisaient sur son cou et le bas de sa mâchoire. Trois entailles profondes creusaient le métal de son plastron et s’étendaient jusqu’à son avant-bras nu, maculé de sang.
In’kiro gardait le silence. Les sourcils froncés, ses deux petits yeux porcins fixés sur la plaie, ses larges épaules se soulevaient au rythme de sa respiration sifflante.
Le retour eut lieu sans incident, ponctué seulement par le grondement des troupes et les plaintes des blessés. La procession regagna le fort sans effusion, si bien que les sentinelles se gardèrent de tout commentaire au sujet des évènements survenus au cours de la nuit. Les morts furent enterrés à l’extérieur du camp, les survivants conduits au dispensaire, où le vieil Hezem se livra à une minutieuse inspection. In’kiro ne chercha aucunement à cacher ses blessures, et le barbier convint qu’il devrait désormais se plier à un nouvel examen chaque matin. La procédure impliquait un total isolement, mais le Marhas dut préférer agir avec prudence au vu du profil de son patient.
Quelques heures plus tard, les responsables se réunirent dans les quartiers du contremaître. Le commandant Ovar résuma en peu de mots la situation. Il présentait les traits tirés d’un général en déroute, loin de la caricature dont il jouait au quotidien. Tous lorgnaient sur les bandages du vieil Orque, sous lesquels courraient peut-être déjà les premiers symptômes du mal. Les cas d’immunité étaient rares, la plaie trop haute pour envisager l’amputation. Aussi, le considérait-on d’un œil méfiant.
— Environ un tiers de mes hommes sont morts, poursuivit le commandant d’une voix blanche, « La plupart sont blessés, ou terrifiés à l’idée de remettre le couvert, sans compter la menace des indigènes. Il y aura des désertions. Ou pire. La situation ici sera bientôt intenable ».
Servil souffla un épais panache de fumée grise. Campé sur son vieux tabouret, sa silhouette masquée par des piles de documents, le contremaître écrasait cigarette sur cigarette contre le bord de son bureau.
— Vous suggérez d’abandonner le fort ?
— Pas tout à fait, assura Ovar, qui sans doute se refusait à ne serait-ce que formuler pareille alternative. « Sans les chiens, nous sommes de nouveau aveugles, mais nous disposons peut-être de quelques jours devant nous. À l’arrivée des renforts, la bête a commencé à manifester des signes de faiblesses. Elle a préféré fuir face au danger. C’était une manœuvre désespérée, et il y a fort à parier qu’il lui faudra du temps avant se remettre de ses blessures. Je prendrais la tête d’un petit détachement et me rendrais en personne à la capitale. »
— C’est de la folie…
— NOUS N’AVONS PAS D’AUTRES CHOIX !
Le commandant avait frappé du poing sur la table, projetant du même coup un déluge de papier. Le ton monta. Le contremaître écrasa un nouveau mégot. Pavel se gardait de tout commentaire. Ovar était un être sournois, calculateur. Il avait prouvé sa capacité à se jouer des apparences. Qui sait s’il ne se ménageait là une porte de sortie.
— Il existe une seconde alternative.
In’kiro avait parlé d’une voix forte. Son expression mauvaise lui valut le silence subit de son auditoire.
— Les mangeurs d’hommes ne sont pas nos alliés. Ils…
— Ils ont accepté de nous laisser entrer sur leurs terres, le coupa le colosse. « C’était une demande excessive, presque insultante au regard de leur code de conduite, ce qui en dit long sur leur situation. »
Le contremaître s’affaissa soudain sur son siège. Sa cigarette se consumait au bout de ses doigts.
— Vous pensez vraiment qu’ils pourraient nous apporter quelque chose ?
— Ils savaient pour la mue, reprit le vieil Orque d’un ton catégorique. « Leurs chasseurs ont cherché à nous prévenir. Je ne vous demande pas de leur faire confiance, simplement d’écouter ce qu’ils ont à dire. »
La rencontre se déroula en forêt, en une vaste clairière particulièrement exposée. In’kiro s’était chargé en personne d’organiser les pourparlers. Il avait choisi cet endroit dans une volonté d’apaisement, favorisant à la fois le mouvement des troupes et l’absence de tireurs embusqués.
Le contremaître Servil apparut en compagnie de trois de ses meilleurs hommes, d’In’kiro et de Pavel. Ovar avait refusé d’exposer ses hommes aux indigènes. Il avait insisté pour occuper l’arrière-garde, ce afin de pallier à toute éventualité. Les Mancros ne s’étaient pas donné cette peine. À l’heure du rendez-vous, les Ferm occupaient un pan entier de l’espace alloué aux négociations. Il y avait là une cohorte armée de boucliers et de lances de combat, des chasseurs, des cultivateurs de tout âge, dont des enfants. Pavel s’étonna de cette flagrante diversité. S’agissait-il pour les Ferm d’une preuve de bonne foi ? Une façon peut-être de souligner leurs intentions pacifiques ? Il reconnut à sa cicatrice l’émissaire rencontré au moment de leur intrusion en territoire ennemi. Celui-ci devait occuper un poste important, car il se fit, à son signal, un grand remous parmi les autochtones. Dès lors, guerriers et chasseurs s’inclinèrent de concert. Un chant grave et guttural enfla au passage de leur représentante. Là où les membres de la tribu présentaient de larges bustes aux jambes maigres et au corps voûté, la nouvelle venue affichait des traits plus fins, une silhouette à la courbure quasi-inexistante, au point que l’on aurait pu croire qu’elle appartenait à une seconde espèce. Son visage en lame de couteau était coiffé d’un genre de couronne entrelacée de pierres noires. Sa longue chevelure d’épines tombait sur ses épaules.
Désarmée, elle s’approcha sans crainte. Le contremaître marcha à sa rencontre. Sa jambe le faisait souffrir, et l’on sentait bien que la présence des mangeurs d’hommes ravivait chez lui de douloureux souvenirs.
— Nous sommes heureux de pouvoir mener ces négociations avec vous, prononça la Nonce, la paume de ses mains suspendues l’une par-dessus l’autre.
Elle parlait d’une voix sifflante, comme un serpent doué de parole. Elle s’exprimait d’un ton strict, sans nuances, et faisait montre d’une réelle maîtrise du langage des colons. Servil l’imita à son tour.
— Le bonheur est partagé, Nonce Aarkinger.
Bien sûr, aucun d’entre eux n’en pensait le moindre mot. Il suffisait d’observer les visages alentour. Les Mancros jaugeaient leurs vis-à-vis de leurs yeux vides et mauvais. Quelques-uns se pourléchaient les babines, comme en préparation d’un fabuleux repas. Les hommes, eux, s’apprêtaient à vendre chèrement leur peau. La main posée sur le manche de leurs armes, leur bouclier prêt à l’emploi. Les deux factions se regardaient en chiens de faïence. Ils n’attendaient qu’un prétexte pour se déchaîner.
— Nous sommes réunis ici car un puissant avatar hante ces bois, reprit Aarkinger. « C’est une problématique commune, dont chacun doit se saisir à sa façon. Nous ne pouvons pas intervenir, mais nous sommes disposés à vous fournir la logistique nécessaire, ainsi qu’un accès privilégié à une partie du savoir sacrée de nos anciens. »
— C’est une proposition généreuse, mais pas sans contrepartie, j’imagine, répondit Servil d’un ton qu’il voulut aussi détaché que possible.
La plaisanterie ne sembla guère toucher son interlocutrice. Celle-ci ébaucha une légère référence, observa un court silence avant de poursuivre.
— Nous n’avons pas les mêmes dieux, mais mon peuple prie comme le vôtre, c’est une composante essentielle de nos existences. Ne souffririez-vous pas si l’on vous coupait du lien sacré qui vous unit à vos ancêtres ? C’est ce que vous faites subir à mes semblables.
Le sujet était attendu, la manœuvre évidente. Le Valon ne consistait pas uniquement en une terre sacrée, c’était un enjeu stratégique majeur, un promontoire naturel donnant un droit d’accès sur toute la région. Aussi, malgré la qualité discutable de ses taillis, le sanctuaire faisait l’objet d’une constante exploitation à seule fin d’en occuper la surface. Le contremaître joua de cet état de fait.
— Le Valon représente assurément un lieu de culte important. Hélas, nous n’avons pas d’autres choix que de l’exploiter, mentit-il. « C’est une part majeure de notre production, tout à fait cardinale à l’effort de guerre. »
— N’êtes-vous pas en ce moment en paix avec l’Ouest ? répliqua son interlocutrice.
— Nous le sommes, madame. Mais vous savez aussi bien que moi que cela ne durera pas. La guerre reprendra tôt ou tard, et mes supérieurs souhaitent conserver une longueur d’avance sur vos semblables.
— En ce cas, persuadez-les de revoir leurs ambitions s’ils ne veulent pas devoir se battre sur deux fronts à la fois.
C’était une menace à peine voilée, celle d’une possible reprise des hostilités. À l’évidence, les Ferm disposaient des effectifs nécessaires.
Alors pourquoi n’avaient-ils pas déjà donné l’assaut ?
— Vous foulez du pied une terre immémoriale, poursuivit la Nonce sans pour autant élever la voix. « Le Horgler est l’incarnation d’une déité. Une réponse, si vous préférez. Il ne s’en prend pas à vous par hasard. Vous défrichez sans jamais replanter. Vous donnez la mort sans rendre hommage à vos proies. Les esprits sont sensibles à ce genre de transgressions. »
Ces paroles ulcérèrent une partie des soldats. Le contremaître lui-même grimaça sous l’injure. Celui-ci semblait hésiter sur la conduite à tenir, comme partagé entre deux sentiments contradictoires.
Il prit enfin une profonde inspiration, s’inclina à l’adresse de son interlocutrice.
— Je suis prêt à vous céder le Valon, mais sous deux conditions. La première, nous procéderons ensemble à un découpage équitable. De cette façon, vous pourrez réinvestir les lieux librement tout en nous permettant de poursuivre l’exploitation. La seconde, l’accord ne prendra effet qu’une fois la créature hors d’état de nuire.
— Pensez-vous que nos peuples sauront cohabiter ?
— Je l’espère de tout cœur, madame.
— Et si ce n’est pas le cas ?
— Alors, je m’engage à retirer mes troupes sur-le-champ. Vous jouirez de la pleine possession du plateau.
In’kiro étouffa un rire nasal. Pavel échangea avec lui un rapide coup d’œil. C’était un bon compromis, à l’avantage des Ferm, mais l’on ne pouvait guère rêver mieux vu les circonstances. En conditionnant le cède du Valon à la disparition de la créature, Servil s’assurait de la collaboration temporaire des indigènes. Le partage sera long, la cohabitation vouée à l’échec. Le contremaître misait sur le maintien des accords de paix, et ne manquerait pas de sauter sur l’occasion pour réclamer l’appui d’une division armée.
La Nonce dut arriver à la même conclusion, car elle porta à nouveau ses mains l’une par-dessus l’autre. Elle échangea encore quelques mots avec Servil, puis se signala à son escorte. Les Ferm s’en retournèrent alors sur leurs pas.
Le jour même, les colons reçurent la visite d’un guérisseur en provenance de la tribu. Un genre de vieillard à la crinière hirsute décoré de breloques en tout genre, accompagné de deux chasseurs armés jusqu’aux dents. Il s’exprimait dans une langue bâtarde, morcelée entre deux cultures. Il présentait au regard de son escorte une maigreur affligeante, signe de son appartenance à la sous-espèce de la Nonce.
Il fut conduit sous bonne garde jusqu’à la masure du barbier, conseilla au vieil Hezem de tenir les blessés loin de l’obscurité, précisant que les ombres se nourrissaient des âmes des mourants. Il recommanda l’utilisation d’onguent de sa conception, puis s’attacha à suspendre à chaque extrémité du camp un lot de fétiches d’os blanchis, lesquels repousseraient selon lui l’influence du dieu cornu.
Les sentinelles voyaient d’un très mauvais œil la présence de Mancros entre les murs. Les ouvriers faisaient mine de ne n’avoir rien remarqué, mais la rumeur circulait que le contremaître était tombé sous l’emprise des autochtones. Le commandant Ovar ne s’était pas trompé. La dernière attaque avait laissé la compagnie exsangue. Le moral des troupes était au plus bas, beaucoup attendaient avec impatience la date de la prochaine livraison pour filer la queue entre les jambes. Ce pessimisme ambiant pesait sur les épaules de Pavel, qui déjà angoissait au sujet de la santé de son compagnon. À chacune de ses visites au dispensaire, le vieil Orque détournait la tête au moment de défaire ses bandages. La cicatrisation suivait son cours, jusqu’ici épargnée par la malédiction. Le Mahras avait cru au cours d’une nuit repérer le début d’un stigmate, mais il ne s’agissait que d’un vulgaire grain de beauté. Il était loin d’être sorti d’affaire pour autant. Son tour terminé, le guérisseur ne s’attarda guère sur les lieux. Il passa saluer le contremaître, l’assura de l’amitié de la Nonce Aarkinger. Il s’engagea à reparaître le lendemain, après le lever du soleil.
— C’est tout ? Vous vous êtes compromis avec l’ennemi en échange de deux ou trois compresses et de quelques gris-gris magiques ? Ce doit être une plaisanterie !
— Leurs guetteurs ont promis à nous rapporter le moindre mouvement suspect, défendit mollement Servil.
Ovar ne tenait plus en place. Il soufflait comme un bœuf, fulminait d’un bout à l’autre du camp, les veines de son cou palpitant au gré de ses sautes d’humeur.
Pour une fois, Pavel partageait les craintes du commandant. Qu’apporteraient ces fétiches macabres si ce n’est d’inévitables dissensions internes. Quant aux soins, ce n’étaient que de simples palliatifs. Un cautère sur une jambe de bois. Le guérisseur était formel. Il n’existait aucun remède au poison de la malédiction.
Au lendemain des accords, on procéda à la réorganisation des troupes. Les ouvriers eux-mêmes furent enrôlés dans la garde, ce afin de pallier à l’absence de personnel. Le guérisseur revint comme promis, et assura un suivi régulier auprès des blessés. Lui et le vieil Hezem passaient beaucoup de temps ensemble. Il semblait s’être créé entre les deux hommes une relation de respect mutuel. Le barbier ne tarissait pas d’éloges sur celui qu’il considérait déjà comme son mentor. Ses conseils lui avaient permis de bonifier ses méthodes, ses connaissances botaniques surpassaient de loin celles des colons.
Le commandant, quant à lui, se défiait plus que jamais des indigènes. À chacune de leurs visites, il doublait systématiquement la garde. Il ne cachait guère son hostilité à l’endroit du rebouteux, lequel se contentait de répondre à ses provocations par d’indéchiffrables révérences.
Le guérisseur appartenait à ce qui semblait une caste dirigeante, dont l’existence se portait exclusivement à l’étude et à la recherche de la vérité.
Lui s’était spécialisé dans l’analyse du vivant et accordait une attention toute particulière aux liens étroits qu’entretenaient le monde terrestre et celui plus obscur des divinités vengeresses. Il présentait un raisonnement analogue à celui de la Nonce, à ceci près qu’il considérait le monstre comme un être à part entière. Le Horgler, en effet, était né selon lui de la colère d’un mauvais esprit, mais il n’en disposait pas moins de son libre arbitre. C’était un être insatiable, un glouton capable de pister ses proies sur des kilomètres. Il était difficile, voire impossible, de lui donner la chasse, car celui-ci s’enterrait systématiquement avant le lever du soleil puis gardait une oreille attentive aux vibrations en surface.
Cette information ramena Pavel au matin de la battue, à l’ombre du bosquet silencieux où reposait la mue à demi ensevelie. La créature avait sans doute cherché à se mettre à l’abri avant de se résoudre à la contre-attaque.
C’est au cours d’une nuit particulièrement agitée qu’In’kiro commença à donner des signes de faiblesses. Des cris épouvantables avaient été entendus à la lisière des bois. Les Mancros avaient repéré la bête en pleine chasse, peu de temps après la tombée du jour. Le commandant Ovar avait aussitôt rassemblé ses troupes. Les sentinelles avaient redoublé de vigilance. Les rondes s’étaient succédées jusqu’à l’aube. Les deux mercenaires n’avaient pas manqué de se joindre à la manœuvre, mais le comportement du vieil Orque avait eu tôt fait d’alerter Pavel. In’kiro avait pour habitude de se poster en première ligne, voire de partir seul en éclaireur. Pas d’occuper l’arrière-garde. Celui-ci semblait peiner à suivre le rythme de la colonne, et Pavel le surprit plusieurs fois à gratter ses bandages. Il eut beau chercher à le questionner sur le sujet, son compagnon se bornait à lui répéter que tout allait bien, ou se contentait de hausser les épaules. Le lendemain matin, Pavel le trouva assis au coin des restes du feu, l’œil vitreux et le visage trempé de sueur. Il l’avait entendu vomir peu de temps avant le levé du soleil. Il l’aida à se relever, puis le conduisit aussi discrètement que possible auprès du barbier. Le vieil Hezem fronça les sourcils à leur arrivée. Il s’empressa de défaire ses pansements, révélant l’étendue des dégâts.
Un liquide jaunâtre collait à l’épais bandage. Une auréole grêlée de petites taches sombres bordait les contours de la plaie mal cicatrisée.
Le Marhas donna son verdict, crut bon ajouter que la nature de la blessure excluait toute forme d’amputation. Mais Pavel n’écoutait plus. Le sol se dérobait sous ses pieds. Son ami était entrain de mourir, et il ne pouvait rien faire pour l’empêcher.
La nouvelle se propagea comme une traînée de poudre. Ouvriers et soldats se rassemblèrent devant le dispensaire. Ovar ordonna à ses hommes de se saisir du vieil Orque. Pavel tenta de s’interposer, mais se retrouva bientôt cerné par les lances de la compagnie.
In’kiro n’opposa aucune résistance. Les militaires le privèrent de son équipement, avant de l’enfermer au fond des geôles. Pavel n’eut de cesse de défendre sa cause devant le contremaître, mais celui-ci se retranchait invariablement derrière les arguments du commandant. Les Orques disposaient par nature d’une force surhumaine et d’un appétit violent. Nul ne souhaitait affronter un pareil colosse rendu fou par la maladie.
Pavel conserva toutefois son poste auprès des Fer de lance. En journée, il s’attachait à la protection des ouvriers. Au soir, une fois sa garde terminée, il s’en retournait veiller sur son compagnon.
In’kiro semblait s’affaiblir un peu plus au fil du temps. Assis en tailleur, enchaîné au mur de sa prison, ce dernier parlait parfois durant de longues minutes, avant de sombrer dans un mutisme inquiétant. Ses entraves grinçaient au moindre de ses mouvements. Les rayons de la lune jouaient sur sa peau vert pâle, traçant les contours de ses nombreux tatouages. Les cris des malades résonnaient tout au long de la nuit. Les conversations du vieil Orque portaient essentiellement sur la créature, dont il ne cessait de jurer la perte.
C’était un homme au crépuscule de sa vie.
Hormis quelques curieux, Hezem était parmi les seuls à oser s’approcher des geôles. Il s’occupait d’In’kiro comme il s’occupait de n’importe qui. Sans amitié ni sentiments. La santé du célèbre mercenaire faisait l’objet de toutes les spéculations. Beaucoup suggéraient de l’égorger sans attendre, de l’étouffer dans son sommeil ou de lui fracasser le crâne. On parlait même de jeter son cadavre en pâture à la créature, dans le fol espoir de l’empoisonner.
La rumeur enfla au point d’arriver aux oreilles des autochtones. Le guérisseur fit montre d’une vive curiosité à l’endroit d’In’kiro, lequel constituait un cas unique parmi les membres de son espèce.
À l’examen pourtant des plaies du colosse, le vieux Mancro émit un léger sifflement. Il remonta les trois entailles du bout de ses doigts crochus, porta à ses lèvres un zeste de sang mêlé de liquide jaunâtre, avant de recracher le tout sur le sol de terre battue.
— Maladie du sang, prononça-t-il d’un ton sentencieux. « Très dangereux, mais facile à soigner. »
Hezem s’approcha du vieil Orque, suivi de Pavel. In’kiro ne semblait pas l’avoir entendu.
— Ces blessures proviennent d’une confrontation directe avec la créature, déclara le barbier. « Il n’y a pas d’erreurs possibles. »
Un silence pesant tomba sur la scène. Le rebouteux jaugeait In’kiro d’un œil sévère. Ses gardes du corps échangèrent un regard équivoque.
— Oogmerk, prononça le plus grand des deux.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Pavel.
— Proie, reprit le vieux Mancro d’un air grave. « Horgler maudire seulement ses ennemis. Pas sa nourriture. Simple blessure engendre simple maladie du sang. »
Ces paroles produisirent sur Pavel un véritable déclic. La sensation d’assembler enfin les dernières pièces d’un puzzle. Au sortir de sa première rencontre avec la créature, il avait senti que quelque chose ne tournait pas rond. Le monstre lui avait semblé déboussolé, comme confronté à un phénomène inattendu. Il n’avait fait aucune victime au cours de la seconde attaque, un évènement surprise, jusqu’ici inconnu de l’ensemble des acteurs présents. Enfin, le piège tendu par le commandant Ovar l’avait poussé dans ses derniers retranchements, en réponse de quoi il avait cherché à éradiquer le gros des forces de la compagnie. Il s’en était pris alors directement à In’kiro, sans pour autant user contre lui de son arme la plus mortelle. À bien y réfléchir, aucun ouvrier n’avait jamais été contaminé. Seuls les miliciens et les Fer de lance présentaient les symptômes de la malédiction. Si le Horgler visait exclusivement In’kiro, cela expliquait son soudain changement de comportement après leur arrivée.
Et leur fournissait un atout précieux.
Le vieux Mancro prescrivit à In’kiro un traitement à base d’onguents et d’infusions brûlantes. Il déclara qu’il serait sur pied d’ici environ une semaine.
Ses prédictions se révélèrent en partie erronées. Trois jours plus tard, le colosse menaçait de briser ses chaînes. Bien sûr, il n’était pas au meilleur de sa forme, mais il avait retrouvé sa gouaille habituelle. La question de sa libération s’imposa d’elle-même, et les responsables n’eurent d’autres choix que de le laisser sortir.
Sitôt dehors, le vieil Orque s’empressa de réclamer son équipement. Il demanda à Pavel de l’aider à enfiler son armure, récupéra son bouclier et sa masse d’arme. Il entreprit d’aller se dégourdir les jambes en forêt malgré les avertissements de son compagnon.
Le lendemain, sous couvert des informations obtenues auprès des autochtones, il avança l’idée d’un guet-apens aussi simple qu’efficace. Si la créature tenait à ce point à le dévorer, il allait lui donner ce qu’elle voulait. Il lui suffisait pour cela de se poster en retrait du reste du groupe, de feindre la faiblesse jusqu’à parvenir à attirer son attention. Les geôles feraient parfaitement l’affaire.
— Que fera-t-on des malades ? demanda Hezem.
— Déplacez-les là où ça vous chante, répondit le colosse, « si le Horgler ne s’intéresse qu’à ses proies, ils ne craignent rien. »
— Et si vous vous trompez ?
— Alors, ils mourront.
Le Marhas se contenta d’acquiescer en silence. Le contremaître, lui, se tortillait derrière son bureau. Le dispositif ne semblait guère lui convenir, pas plus que la perspective de sacrifier la vie des malades. On pouvait lire pourtant au fond de son regard une douce résignation, signe qu’il était prêt à adopter n’importe quelle stratégie si cela lui permettait de sortir la tête de l’eau.
— Vous baseriez vos plans sur le témoignage de ce maudit rebouteux ? pointa Ovar, scandalisé. « Les mangeurs d’hommes occupent en ce moment la majeure partie de la périphérie. Qui vous dit qu’ils ne donneront pas l’assaut dès la fin des hostilités ? »
— Ils ne rompront pas le pacte.
— Qu’en savez-vous ?
— Aarkinger ne le permettra pas. Les Ferm ignorent que nous sommes coupés de la capitale et craignent l’arrivée de renforts en cas d’invasion. Ils ne bougeront pas avant d’avoir assuré leurs positions.
— Ils se jouent de vous…
— J’ai été à leur table. Leurs repas sont frugaux, et les Mancros ne transigent jamais en ce qui concerne la nourriture. J’ai confiance en mon instinct.
Ovar s’apprêtait à reprendre la parole lorsqu’un membre de sa compagnie se présenta à la porte du bâtiment. Le Horgler avait été aperçu en forêt. Des cris stridents résonnaient de nouveau à la lisière des bois.
— La bête aura bientôt recouvré ses forces. Elle reviendra alors prélever son dû, relança In’kiro d’un ton sec. « Il nous faut agir rapidement. »
— Commandant Ovar, s’avança Pavel, « Ce que mon ami essaie de vous dire, c’est que nous ne pourrons pas gagner sans vous. Nous avons besoin des Fer de lance si nous voulons avoir une chance de l’emporter. Disposez-vous encore de vos fameuses fioles ? »
— Plus qu’il n’en faut, répondit du tac au tac le militaire, « mais nous n’avons plus les reins assez solides pour une nouvelle souricière. Et sans les chiens, il nous sera impossible de remonter sa trace. »
— Qui vous dit que nous aurons à le pister ? sourit le mercenaire d’un air énigmatique.
Les jours suivants furent consacrés à divers préparatifs. In’kiro prit ses quartiers dans son ancienne prison. On procéda à l’évacuation des malades. Les plus atteints furent entassés au dispensaire, les autres transportés jusqu’aux dortoirs, où ils occupèrent à eux seuls une aile entière du bâtiment. Les bûcherons s’opposèrent à cette décision, et le contremaître dut leur assurer en personne qu’il ne s’agissait que d’une mesure temporaire. Le massacre des Fer de lance, puis l’accord passé avec les Ferm avaient poussé les ouvriers dans leurs derniers retranchements. Il n’était plus question de conditions de travail ou de quotas de livraison, mais de survie. Bon nombre refusaient à présent de se rendre en forêt. Des agitateurs commençaient à soulever les foules, parmi même les miliciens. Il flottait çà et là une atmosphère de suspicion, et l’on s’attendait à tout moment à subir une nouvelle attaque.
Le contremaître résolut bientôt d’interrompre la production. Cette décision signait sans doute la fin de sa carrière, mais il dut préférer la ruine à une mort certaine.
Les geôles se situaient à l’angle des murs est et sud. Aussi les combattants encore valides se concentrèrent sur cette seule section. Les sentinelles veillaient du soir au matin. Les éclaireurs maintenaient un contact constant avec les Ferm. Les ouvriers se relayaient au soin des malades ou s’attachaient à barricader les portes et les fenêtres. In’kiro, bien que toujours convalescent, gardait un œil sur le déroulé des évènements. Le barbier lui rendait visite régulièrement, l’invitait à ménager ses forces, sans résultat. Pavel se désespérait de son attitude.
Il avait beau le sermonner, son compagnon se bornait à participer aux manœuvres. Le caractère du vieil Orque exacerbait les tensions. Il était d’autant plus insupportable que son état le poussait à l’immobilisme.
Un soir, après une énième querelle entre les deux hommes, ceux-ci se retrouvèrent à observer la voûte céleste. C’était une nuit sans lune, comme celle qui avait accompagné leur arrivée dans la région. In’kiro désigna du doigt plusieurs étoiles et constellations de sa connaissance, confessa, après un long silence, qu’il avait cru son heure venue au plus fort de la maladie. À deux reprises, il s’interrompit le temps de scruter les alentours, fronça les sourcils, avant de détendre les épaules.
Pavel eut alors la conviction que c’était pour cette nuit.
Sa prédiction se confirma quelques heures plus tard, lorsqu’il sentit sur son cou le contact d’une main humaine. Il se redressa d’un bond, si bien que l’estafette penchée au-dessus de lui recula sous la surprise.
On avait aperçu le Horgler rôder non loin. Ordre avait été donné à toutes les unités de se rassembler près des geôles. Pavel revêtit en vitesse armure et baudrier. Son cœur battait la chamade. Son estomac se nouait sous la pression. Il n’en était pas à sa première fausse alerte, mais l’expression tendue de son interlocuteur trahissait les traits d’un témoin direct.
Il avança sans bruit, tourna à l’angle du réfectoire, puis longea la palissade. Il salua d’un geste les renforts tenus à l’écart du lieu de la confrontation. Des ouvriers formés sur le tard, aux compétences jugées médiocres. Par sécurité, Ovar avait veillé à ne conserver en première ligne que les meilleurs éléments.
Pavel rejoignit son poste auprès du commandant Ovar, et comme si sa présence avait à elle seule actionné un jeu de rouages à la mécanique complexe, un signal lumineux en provenance de l’avant-garde témoigna de l’intrusion ennemie. Dès lors, Ovar ordonna à ses hommes de se tenir prêts. Militaires et miliciens fourbirent leurs armes. La scène n’était pas sans rappeler l’embuscade tendue par les Fer de lance, à ceci près que les effectifs de la compagnie se réduisaient à présent à peau de chagrin.
De nouveaux faisceaux de lumière renseignèrent de l’itinéraire de la créature. Celle-ci semblait craindre plus que jamais la tenue d’un guet-apens, car elle s’appliqua à multiplier feintes et détours avant de se diriger enfin vers son véritable objectif.
Le Horgler apparut tels un spectre revenu d’entre les morts, son long museau pointé vers le ciel, sa silhouette rachitique suspendue au ras du sol. Ses mâchoires claquaient sous l’excitation. Tournant la tête de droite à gauche, le monstre poussa jusqu’à l’entrée principale, dont il respira l’odeur. Il se dressa sur ses pattes arrières, enfonça ses griffes à travers la porte, puis exécuta une légère rotation du bassin. Les gongs cédèrent aussi sec et la créature déposa sur le sol le panneau ainsi retiré.
Ovar jura entre ses dents. Pavel étouffa un hoquet. Il ne pensait pas l’animal capable d’une telle ingéniosité.
Il n’était pas question cette fois de surprendre la bête par une volée de flèches, mais bien de la piéger entre les murs de la prison. In’kiro s’était porté volontaire pour jouer les appâts. Il confronterait seul la créature jusqu’à l’intervention des militaires.
Comme le Horgler se glissait à l’intérieur, Pavel ferma les yeux. Juste un instant, le temps d’adresser une brève prière à l’intention de l’Unique. Il n’était pas ce qu’on pourrait appeler un fervent pratiquant, mais il promit solennellement de mieux respecter les dogmes du divin démiurge si l’opération pouvait se dérouler sans fausses notes.
Un cri terrible marqua le début des hostilités. Un premier détachement armé de frondes projeta à l’intérieur une série de bombes odorantes. Les fantassins leur emboîtèrent le pas. Ils se regroupèrent devant l’entrée du bâtiment, condamnant du même coup l’unique issue disponible. La créature dut s’en rendre compte, car elle poussa aussitôt un hurlement déchirant. Elle chercha à briser le blocus, mais reçut en réponse une seconde salve de projectiles.
L’odorat trop sensible du Horgler le laissait à la merci du contenu des fioles. L’emploi du procédé en milieu confiné renforçait considérablement son efficacité. In’kiro s’était préparé en ce sens. Il avait revêtu l’une des amples capes de nuit utilisée par les Fer de lance et gardait plaqué contre son visage un linge imbibé d’huile. Il n’en était pas pour autant préservé des symptômes, mais sa liberté de mouvement lui conférait une longueur d’avance sur son adversaire.
Le monstre se retrouva bientôt prit au piège. À l’entrée du bâtiment, les militaires en formation, leurs lances tendus en un mur hérissé de pointes. À l’intérieur, un épais nuage de poussière empoisonné occupé par sa proie. Il tenta par deux fois de forcer le passage, s’écrasa contre les boucliers groupés de la compagnie.
Tenir un si maigre périmètre demandait un nombre limité de défenseurs, et la phalange avait tout le loisir de procéder aux rotations.
À l’intérieur, In’kiro tenait en respect la créature. Il se protégeait à l’aide de son bouclier ou fracassait son corps chitineux à l’aide de sa masse d’arme. Ses attaques successives visaient à conserver son attention, à la forcer à s’exposer davantage aux miasmes ambiants.
Nouvelle volée de bombes. Le Horgler peinait à présent à se déplacer. Sa gueule entrouverte salivait à profusion. Sa carapace noire présentait de nombreux impacts. Désireux de prendre la fuite, il se recroquevilla soudain sur lui-même, prêt à projeter en l’air ses deux pattes arrières sur les militaires. Ovar commanda à ses hommes de resserrer les rangs, de se préparer à encaisser le choc. Puis, rien. En proie à une violente crise de toux, la créature s’affaissa sur elle-même, comme sur le point de tomber à la renverse. À ce moment, In’kiro abattit son arme. Le coup porta au niveau du col, en plein sur sa cicatrice. Le Horgler s’arc-bouta sous la douleur, puis se jeta sur son opposant. Le colosse encaissa la charge sans broncher, reculant au plus profond du bâtiment.
Une nouvelle salve de projectiles n’en vola pas moins dans sa direction. Le nuage enfla de plus belle, au point d’en incommoder les premiers rangs de la colonne.
Pavel se précipita aussitôt aux côtés du commandant.
— Laissez-le un peu respirer, bon sang. La bête est vaincue. Qu’est-ce que vous voulez de plus ?
— Elle sera vaincue lorsque l’on me présenta son cadavre, répliqua Ovar, intraitable. « Votre ami connaissait les risques. Il s’est engagé dans cette voie en toute connaissance de cause. »
S’en suivit un long silence ponctué du cliquetis des armes, de chants guerriers et de rugissements monstrueux. Les quelques blessés étaient transportés d’urgence jusqu’au dispensaire. Le commandant rencontrait des difficultés à tenir ses troupes. La moindre égratignure était synonyme d’une lente agonie. Personne ne souhaitait se trouver en première ligne lorsque le Horgler resurgirait des entrailles de la prison.
Ovar se résolut bientôt à mobiliser l’arrière-garde. Le second détachement envahit la place, prêt à compléter les effectifs des forces en présence. Il se produisit alors une détonation sourde, suivi d’un appel aux armes. À force de furieuses charges offensives, la bête était parvenue à enfoncer les contours d’une fenêtre, avant de se frayer un chemin à travers les décombres. Une fois dehors, elle entonna un chant guttural à l’intention du firmament, sorte de brame aux accents lugubres et déformés. Elle se traîna sur plusieurs mètres. Un liquide bleu crémeux s’écoulait de son abdomen, à l’emplacement supposé de son estomac.
Une poignée d’hommes commença à l’encercler. Le monstre, en réponse, se redressa sur ses pattes arrières, claqua des mâchoires. Le commandant rassembla ses troupes. Il s’apprêtait à ordonner la mise à mort lorsque retentit dans son dos une voix grave et profonde.
— RECULEZ !
Sa masse d’arme reposant sur son épaule, son bouclier et son armure bariolée du sang de la créature, In’kiro se tenait de toute sa hauteur devant l’entrée des geôles. Sa blessure à l’avant-bras s’était rouverte. Les lames de son plastron tombaient en morceau. Sa respiration sifflait sous son casque à visière. Il semblait à bout de forces, mais néanmoins habité d’une rage froide, d’une volonté inébranlable.
On raconta plus tard que les forêts au sud du Nouveau Monde avaient été le théâtre d’un affrontement terrible. Un duel d’une violence inouïe, surnaturelle, entre deux monstres assoiffés de sang. Les échos de cette confrontation résonnèrent jusqu’aux comptoirs de la capitale, où le mercenaire acquit la réputation d’un animal dément.
La vérité toutefois, fut bien plus nuancée.
In’kiro se dirigea en effet vers la créature, fendit la foule qui s’empressa de s’écarter à son passage. Il prit dans cet ultime face à face un plaisir insensé, mais celui-ci ne ressembla en rien aux témoignages colportés par la suite. Le combat fut long, dénué de fulgurances ou de prouesses techniques. Il se fut agi que de la lutte à mort de deux êtres poussés à leurs dernières extrémités. Campé derrière son immense pavois, à peine capable de se tenir debout, le vieil Orque abattit sa masse d’arme, encore et encore, en un lent mouvement de balancier. Le Horgler cherchait à atteindre son visage. Il gardait la tête rentrée dans les épaules, et tentait de se saisir du bouclier de son opposant, dans le vain espoir de l’en séparer. Ses entrailles se répandaient sur le sol. Il n’avait plus la force de courir ni même de se dégager. Ce n’est qu’au terme d’une lutte sans merci qu’In’kiro parvint à prendre l’avantage. Il porta alors un coup décisif, renversa la créature, avant de s’assurer de bloquer ses mouvements. Son agonie se prolongea durant de longues minutes, pendant lesquels le vieil Orque brisa un à un ses bois, puis s’appliqua à lui fracasser le crâne. Il poursuivit ainsi jusqu’à ce que cessent ses hurlements et le claquement sinistre de ses mâchoires.
La bataille terminée, les hommes osèrent à peine s’approcher, de peur qu’elle ne s’anime de nouveau. Mais le monstre était bien mort. Ce qui restait du Horgler semblait comme roulé en boule, tel un fœtus noir et difforme.
Au lendemain de la mise à mort, les ouvriers se rassemblèrent sous les tonnelles du réfectoire, où, à l’issue d’un bel office religieux, il fut conclu d’observer un jour chômé en hommage aux victimes. Le barbier avait procédé au cours de la nuit à plusieurs amputations, et tous n’avaient pas survécu aux séquelles de la chirurgie. Les corps des défunts avaient été inhumés en dehors du camp. Celui de la créature reposait sous bonne garde, recouvert d’une épaisse couche de graisse visant à assurer sa conservation. Ovar s’adonnait déjà aux préparatifs de son transport. Ses troupes, quant à elles, discutaient de la façon dont elles comptaient dépenser la prime.
Personne ne réagit au moment où les sentinelles signalèrent une présence hostile, mais lorsqu’enfin un régiment complet se révéla sous le soleil matinal, le commandant ordonna le branle-bas de combat.
La procession vibrait au son des sifflets et des instruments à percussion. Des chants au rythme enivrant accompagnaient la marche des indigènes. Ils remontèrent sans se presser le sentier principal, se présentèrent devant les portes de la forteresse, avant d’adopter un silence glacial.
Juchés au sommet de la palissade, les militaires se tenaient prêts à encocher leurs flèches, à repousser fer à la main l’invasion des guerriers autochtones. Pavel lui-même ne s’attendait pas à pareil revirement. Les Ferm disposaient peut-être d’une importante puissance de frappe, mais ils craignaient la vindicte supposée de l’armée du Saint Empire. À moins qu’ils n’aient connaissance de la supercherie. In’kiro, lui, contemplait la scène d’un air sévère, comme s’il avait redouté une telle conclusion. Il se remettait à peine des évènements de la nuit dernière, et ne pouvait envisager de reprendre les armes.
La Nonce Aarkinger s’avança au-devant du groupe, salua l’assistance, la paume de sa main droite suspendue par-dessus l’autre. Servil se porta au-dessus des portes.
— Vous pouvez être fiers. Vous avez remporté une victoire éclatante, lança-t-elle de son timbre vibrant.
— Nous acceptons avec honneur vos humbles remerciements, s’inclina à son tour le contremaître.
Celui-ci dansait d’un pied sur l’autre, incapable de cerner les intentions de son interlocutrice. Les hommes échangeaient des regards incrédules. Les deux partis se jaugeaient sans un mot, dans une incompréhension mutuelle.
Servil se décida enfin à briser la glace.
— Je… Fort bien, balbutia-t-il, après s’être éclairci la gorge. « Que nous vaut le plaisir de votre visite ? »
— Mais c’est une évidence. Nous venons récupérer le corps, prononça la Nonce d’un ton sans répliques. « Le Horgler doit recevoir sans tarder les derniers sacrements et retourner à la terre qui l’a vu naître. Sans quoi, il reviendra exercer sa vengeance sous une autre forme. »
Une vague de contestation souleva les rangs de la communauté. Ceux d’abord, des ouvriers, qui voyaient là un ultime affront de la part des indigènes. Mais plus encore des Fer de lance, que l’on cherchait à priver du produit de leur entreprise. Comment expliquer à ces hommes que bon nombre de leurs camarades étaient morts en vain, que plus rien ne justifiait leur souffrance sinon le seul plaisir du devoir accompli ? Personne ne pouvait accepter une pareille injustice. Pas même le contremaître Servil.
— Ce n’est pas ce que nous avions convenu.
— La créature appartient à la forêt, répliqua la Nonce. « Vous n’avez aucun droit sur sa dépouille. »
— Assez ! retentit alors une voix à l’autre bout du rempart. Celle du commandant Ovar entouré du reste de ses lieutenants. Il avait le teint blême et les yeux hagards. La colère déformait ses traits canins.
— Nous avons traqué cette chose pendant des mois. Et maintenant, nous devrions vous obéir sans discuter ? La belle affaire ! cracha-t-il. « Mes employeurs sont prêts à débourser une petite fortune en échange du corps de cette saloperie. Et vous, où étiez-vous cette nuit pendant que mes hommes risquaient leur peau ? Au fond de vos maudites cahutes, à profaner les restes de mes compatriotes ? Vous ne valez pas mieux que de stupides animaux. »
La crinière de la Nonce se hérissa l’espace d’un instant, en une expression de surprise indéchiffrable. Le reste de la tribu siffla en réponse. Ils n’attendaient qu’un signe de leur représentante pour laver cet affront. Celle-ci n’en conserva pas moins son flegme habituel.
— Dans ce cas, nous vous proposons un compromis, poursuivit-elle d’une voix blanche, dénuée de tout sentiment. « Nos lois impliquent que celui qui donne la mort dispose du fruit de la récolte. C’est une tradition ancestrale, propre à la consommation. Le Horgler représente pour vous une ressource importante. Aussi, nous sommes prêts à observer une exception. Quel dommage que vous n’alliez pas eut le cran de porter le coup de grâce, ajouta-t-elle à l’intention du militaire. »
— Comment pouvez-vous affirmer une chose pareille ?
— Rien de ce qui se produit en ces lieux n’échappe à notre attention. Nous avons des yeux et des oreilles partout, commandant Ovar.
Elle se détourna en direction des deux mercenaires.
— L’Orque In’kiro est parvenu à triompher du danger. Il est celui par qui tout prend fin, reprit la Nonce. « Nous nous engageons à respecter vos mots. Alors que décidez-vous ? Offrirez-vous une sépulture décente à cette pauvre créature, ou laisserez-vous celle-ci sombrer dans un nouveau cycle de violence. Le choix vous appartient. »
Ces paroles résonnèrent d’un bout à l’autre du campement, étouffant du même coup toute velléité de révolte. Tous les regards se portaient à présent en direction du vieil Orque, lequel ne semblait guère goutter à la plaisanterie.
La lumière du soleil commençait à descendre depuis la cime des arbres. Le ruissellement des eaux, le chant des oiseaux conféraient à la clairière un charme certain. Pavel jeta un rapide coup d’œil par-dessus son épaule, une main sur le manche de son poignard. Rien. Simplement son imagination. Baignée par le clair-obscur, la forêt s’éclairait de mille nuances. Pas une âme à l’horizon si ce n’est quelques petits animaux profitant de la rosée du matin.
Il s’empressa de terminer de rassembler ses affaires, ceignit son baudrier, puis coiffa son casque. Près du foyer, In’kiro s’attachait à tracer une suite d’idéogrammes à dessein de brouiller les pistes. Cette fois, il aurait été mal avisé de lui reprocher sa paranoïa.
Ils avaient quitté l’exploitation la veille au soir, presque la queue entre les jambes. Le contremaître avait veillé à les faire sortir en toute discrétion, non par amitié, mais car il souhaitait à tout prix éviter un nouveau bain de sang. In’kiro avait accepté de céder le cadavre aux autochtones. La Nonce avait cru bon alors de louer sa sagesse. Sur le moment, personne n’avait osé contredire sa décision. Le souvenir de son affrontement avec la créature était encore trop jeune. Puis vinrent les premiers commentaires, les regards en coin, les menaces à peine voilées. Il se dit bientôt qu’ils ne regagneraient pas vivants les murs de la capitale, que le commandant Ovar complotait à leur assassinat.
Ils ne restèrent pas assez longtemps pour le vérifier.
Les deux mercenaires coupèrent à travers bois jusqu’à atteindre le bout du plateau. Là, seulement, ils commencèrent à se détendre. Pavel avançait toujours d’un pas alerte, les sens en éveil, mais il se permettait à présent de penser, ou de siffloter un air de sa connaissance.
Il avait hâte de retrouver les bancs de la civilisation.
— Semblerait que tu t’assagisses avec le temps, lança-t-il à son compagnon, comme s’il s’agissait d’une évidence.
Devant lui, le vieil Orque enjamba une imposante racine, puis continua à marcher.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Que nous rentrons bredouilles, pardi ! Pas de corps, pas de prime. On a travaillé à l’œil, quoi. Ça ne te ressemble pas, de renoncer si facilement.
— C’était la meilleure décision.
— Vraiment ?
— Sans aucun doute.
— Tu peux préciser ta pensée ?
— Je te croyais plus perspicace.
— Fauché, surtout.
— Tu es toujours fauché, Pav, souffla l’Orque.
— C’est que la vie est chère loin du vieux continent, répartit l’autre, haussant les épaules. « Contrairement à toi, j’ai une famille à nourrir. »
— Aarkinger pense sur le long terme, reprit In’kiro quelques instants plus tard. « Elle nous a offert une porte de sortie alors qu’elle aurait pu nous écraser sans difficulté. »
— Elle savait que personne ne viendrait, n’est-ce pas ?
Le vieil Orque ne répondit pas, mais son silence avait valeur d’assentiment.
— Leurs fétiches ne servent pas uniquement à repousser les mauvais esprits. Ce sont surtout des mouchards destinés à surveiller leurs ennemis. Ils ignoraient que je connaissais leurs rituels.
— Je ne comprends pas.
— Les Mancros ne fonctionnent pas comme vous. Les Nonce sont choisies par tirage au sort et disposent d’un pouvoir limité. En cas de désaccord, la majorité sort toujours gagnante. Le contremaître disait juste. Les Ferm veulent la paix, mais sans pour autant sacrifier leur souveraineté. Aarkinger a simplement agi en ce sens. »
Comme le vieil Orque prononçait ces derniers mots, la forêt se retira au profit des plaines verdoyantes et des routes commerciales. Pavel, alors, laissa éclater sa joie.
— Et donc, j’avais raison. Tu t’assagis avec l’âge, triompha-t-il, le sourire aux lèvres. « Remarques, c’est pas avec des bons sentiments qu’on fera bouillir la marmite. C’est peut-être pas si bon signe, finalement. »