SAUVAGE
Au Service de l'Empire
Un ciel d’un bleu azur s’étalait jusqu’à l’horizon. Une brise légère, tiédie par les rayons du soleil, gonflait les voiles de la Vierge du Val. Les conditions de navigation étaient idéales, en d’autres circonstances, les marins n’auraient pas manqué de fêter l’arrivée du printemps.
Se rassemblait sur le pont, dans un branle-bas de combat général, l’équipage au grand complet. On avait tiré de leur sommeil les hommes du quart précédent, convoqué les matelots, les charpentiers, les vigies, le médecin de bord, le maître-coq et ses aides ainsi que les passagers ayant monnayé au prix fort la traversée.
Le quartier-maître relayait l’appel par ses hurlements. Il considérait avec amertume les visages défaits, les silhouettes décharnées de ses compatriotes. À ses côtés, dominant les masses de son immense carrure, le père Malthus surveillait d’un œil acéré la tenue des troupes.
Le capitaine Ambroise de Faro apparu sur la dunette en compagnie du reste des officiers. Deux gaillards portant une civière scindèrent la foule des témoins. Sur leurs talons, le père Malthus entonnait une courte prière. Les deux hommes poussèrent jusqu’au mât de misaine où, après avoir déposé à terre leur chargement, se penchèrent au chevet du blessé, le redressèrent puis, comme il peinait à assurer son équilibre, le maintinrent debout. Le jeune garçon avait les joues écarlates et le front trempé de sueur. Sa respiration sifflait. Un mince filet de salive coulait de ses lèvres tuméfiées.
Le garçon installé contre le mât, on lui lia les poings et la taille, de sorte à présenter son dos à l’assemblée. Ce n’était qu’un amas de chairs lacérées, une plaie béante malgré les cataplasmes appliqués durant la nuit.
Le père Malthus se retira après une révérence. Le quartier-maître, le cœur serré, jeta un regard en direction de la dunette. Mais aucun ordre ne vint.
Un silence surnaturel s’abattit sur la scène, ponctué seulement des sanglots du supplicié. Le quartier-maître servit au jeune garçon une gorgée d’eau croupie. Les marins, mal à l’aise, se tordaient les mains. Le capitaine s’entretenait à voix basse auprès du reste des officiers.
Au terme d’une attente qui parut à tous interminable, l’ensemble des témoins ébaucha un garde-à-vous. Un homme à la lèvre fendue, au visage taillé en lame de couteaux déboucha depuis l’entrepont. Il était vêtu d’un pourpoint rouge vif filé d’argent. De saillantes épaulettes rehaussaient sa stature. Un fin collier composé de trois traits d’or pur pendait à son cou, attestant de ses nombreux faits d’armes. Il était accompagné de son propre garde du corps. Le capitaine de Faro l’invita à prendre place à ses côtés, puis déclara d’une voix chargée d’emphase :
— Pour le vol de denrées essentielles au bon déroulement de la traversée, monsieur Auguste Pelado, aide de cuisine, est condamné à subir dix-huit coups de fouet sous le jugement de l’Unique. Neuf hier, neuf autres aujourd’hui. Souhaitez-vous ajouter quelque chose, Libérateur ?
Le nouveau venu se contenta de hausser les épaules. Le capitaine se racla la gorge.
— Procédez, je vous prie, quartier-maître.
Le fouet claqua. L’assistance, horrifiée, se recroquevilla sur elle-même. À chaque impact, le malheureux se tordait de douleur. À chaque impact, des flots de sang coulaient sur son futal, son dos se barrait de nouvelles cicatrices. Le décompte macabre se poursuivit, et comme les coups répétés semblaient faiblir à son goût, le capitaine Ambroise de Faro intima au bourreau l’ordre de faire preuve de plus de fermeté. À sa droite, Beltran Kilia, dit le Libérateur, gardait les épaules droites et le regard fixé sur l’horizon. Il avait les yeux injectés de sang et les cheveux en bataille. Un léger embonpoint poussait sur la boutonnière de son vêtement. Il tenait là une énorme gueule de bois, mais personne ne se serait risqué à le lui faire remarquer.
Kilia ignorait si le garçon avait ou non visité le garde-manger, ou s’il aurait agi de même à sa place. Ce qu’il savait en revanche, c’est que l’on arrivait au bout des réserves de nourriture, et par conséquent d’alcool.
C’était sa seule et unique préoccupation.
— Ah, tout de même !
Les deux matelots préposés au service déposèrent sur la table une imposante miche de pain accompagnée d’une casserole de gruau solide. Un bocal de pâté confit fut présenté comme pièce maîtresse, après quoi on déboucha une bouteille de vin tirée du cellier du capitaine.
À la lueur des bougies, le capitaine de Faro caressait du bout des doigts la chevalière de sa famille. À sa droite se tenaient le cambusier et le père Malthus, à sa gauche, le médecin de bord, le maître-charpentier ainsi que le quartier-maître. En bout de table, Kilia, sous la surveillance de son garde du corps, descendait son premier verre de la soirée.
Le père Malthus entonna le bénédicité. Les convives observèrent un instant de silence solennel, puis les couverts commencèrent doucement à tinter. Les conversations s’animèrent. On commentait ici les vertus du vin, là, le climat du continent ou les luttes intestines au sein de la famille royale. On se désola de la perte du garçon fouetté au matin. La discussion se porta bientôt sur une question délicate : la quantité d’eau potable encore disponible. Le cambusier défendait la nécessité de réduire les rations. Le médecin de bord, soutenu par le quartier-maître, s’y opposait, arguant que les marins avaient atteint leurs limites.
— Nous distribuons déjà une demi-portion de pain et un verre d’eau chaque matin. Les hommes sont démoralisés, sinon souffrants, observa le médecin de bord.
— Nous entretenons à nos dépens de nombreux malades dont je ne gagerais guère de la survie, déplora Malthus. « Si je puis me permettre, une petite intervention de votre part nous offrirait… »
— Vous n’y pensez pas, mon père, s’indigna le médecin. Il était désespéré.
— L’harmonie du groupe implique parfois de menus sacrifices, professa le religieux.
Les deux opposants se jaugèrent en silence.
— Quelle distance nous sépare de notre destination ? demanda de Faro, la bouche pleine.
— Si le temps se maintient, nous gagnerons Sadriento d’ici une quinzaine, déclara le quartier-maître.
— Et l’actuel dosage nous tiendrait ?
— Dix jours tout au plus, capitaine.
— Il est possible d’en produire à partir d’eau de mer, intervint le maître-charpentier, « mais le procédé est coûteux en bois. Affaiblir nos réserves pourrait compromettre l’expédition en cas de grave avarie. »
— Je sais le sujet sensible, ajouta le quartier-maître « mais si nous pouvions prélever une infime quantité de la cargaison, il serait envisageable de… »
— C’est hors de question.
— Mais, monsieur…
Le poing du capitaine s’écrasa sur la table.
— Je me suis personnellement engagé à restituer ces fûts en parfait état, s’emporta ce dernier. « Le fait qu’il s’agisse de vin n’y change rien. Un de Faro n’a qu’une parole, et vous voudriez jeter le discrédit sur ma famille pour cinq malheureux jours de diète ? Ridicule. Les marins sauront apprécier la valeur de mon engagement. »
Le quartier-maître se renfrogna. Le père Malthus, en sujet loyal, souligna la justesse de l’argument. Le reste des convives mastiquaient en silence.
La Vierge du val appartenait à la flotte royale. Elle et six autres navires avaient quitté en grande pompe les ports de Salare dix-huit mois plus tôt, embarquant à son bord environ un an de provision. La traversée, pourtant, ne s’était pas déroulée comme prévu. Des vents contraires avaient poussé l’expédition à revoir son itinéraire. Une violente tempête avait éclaté. La Vierge avait été jetée hors de sa trajectoire, accumulant un retard conséquent sur le reste du convoi. Les vivres, alors, avaient commencé à manquer. Les chasses organisées au détour des quelques îlots rencontrés avaient produit de maigres résultats, si bien qu’il s’en était fallu de peu que l’équipage se soulève en plein cœur de l’hiver. Le commandement ne devait sa survie qu’au remarquable sang-froid du quartier-maître et, Kilia en était convaincu, à sa seule présence à bord.
Le héros du Saint Empire suscitait la crainte de ses concitoyens. Ses connexions avec Sa Majesté Rodrigue IV conféraient à sa parole des airs de quasi-sainteté.
— Votre cellier.
— Je vous demande pardon, Libérateur ?
— Votre cellier, capitaine, prononça Kilia d’une voix cassante. Je comprends votre attachement à l’endroit de la cargaison, mais aucune parole ne vous contraint sur le contenu de votre réserve personnelle.
Le visage du quartier-maître s’éclaira. Le capitaine tripotait sa chevalière d’un air soucieux. Le reste de l’assistance accueillit la proposition avec prudence, jaugeant la réaction du maître des lieux.
— C’est… ma foi, une excellente idée, bredouilla de Faro, tout sourire. « Mais enfin, je doute que cela suffise au confort d’une centaine d’hommes. »
— Vous l’avez dit vous-même, il ne s’agirait que de cinq jours à peine. Vous n’aurez aucun mal à vous réapprovisionner une fois au port, et je veillerais à ce que l’on vous réserve les meilleurs morceaux.
Ces dernières paroles agirent tel un électrochoc. Elles sonnaient comme un engagement, celui que cet acte de générosité ne serait pas oublié. Aussi, de Faro repoussa d’un geste vif le dossier de sa chaise et, debout, le buste droit, leva son verre en l’honneur de son invité. Les officiers s’empressèrent de l’imiter.
— Ce… Ce serait pour moi un immense honneur, monsieur ! aboya-t-il d’une voix contrefaite.
Avant le début de cette expédition, le capitaine de Faro n’avait jamais mis les pieds sur un navire ni voyagé où que ce soit. Ce jeune premier au teint rosé et aux cheveux rassemblés en queue de cheval avait monnayé sa place au prix fort auprès de l’armateur royal, qui se trouvait être son cousin. C’était un être d’une rare insensibilité, un fat qui ne songeait qu’à sa propre réputation et enviait celle des autres. Il en résultait une autorité illégitime et vacillante, compensée par une discipline de fer réprouvée en secret par la plupart des officiers. Kilia n’appréciait ni son caractère ni sa compagnie. Le manipuler présentait toutefois pour lui un certain amusement.
De Faro proposa de déboucher une nouvelle bouteille, puis engagea la conversation sur son sujet favori : les guerres vertes qui douze ans plus tôt avaient ravagé les terres du vieux continent. Dès lors, il ne fut plus question que de la sauvagerie des Orques, de la défense des sociétés civilisées face à l’abjecte barbarie. On rejoua conquêtes et replis stratégiques. On devisa des dates d’entrée en guerre des pays alliés, de leur apport militaire tout au long du conflit. À chaque échange, le capitaine réclamait l’avis du Libérateur ou faisait l’éloge de son courage. Kilia agrémentait ses discours de détails impossibles, jouait les ignorants ou se contentait d’énoncer de vulgaires banalités. Quoi qu’il dise, tous louaient la justesse de ses analyses. Il aurait pu tout aussi bien vanter les mérites de l’eugénisme pratiqué par les Orques qu’il n’en aurait pas moins récolté son comptant d’acclamations.
Le reste de la soirée consista pour lui en un lent glissement vers l’inconscience. L’alcool coulait dans ses veines, anesthésiait son esprit. Il lui suffisait de tendre la main, de se saisir de la bouteille, qu’il descendait au goulot sans ménagement. Lorsque le capitaine donna congé à ses invités, le héros du Saint Empire renversa son assiette, puis manqua de s’étaler sur le sol. Il était rendu à un tel état d’ébriété que son garde du corps eut toutes les peines du monde à le reconduire jusqu’à ses appartements.
Le lendemain, il se réveilla aux aurores, nu comme un ver. Il avait la bouche pâteuse, un mal de crâne carabiné et les muscles engourdis. Il enfila une chemise de lin et un pantalon de toile beige. Une épaisse tranche de pain tartinée de beurre rance l’attendait sur un plateau d’argent. Il l’ignora et passa son baudrier.
— Vous ne préféreriez pas manger un morceau avant ? demanda Horace depuis sa chaise.
En tenue de combat, le garde du corps égrainait le contenu d’un jeu de cartes sur un secrétaire en bois de chêne. C’était un homme d’âge mûr à la chevelure grisonnante, un chevalier réputé irréprochable. Cela faisait des années que le vieux soldat veillait sur lui. Kilia ne l’avait jamais entendu se plaindre de quoi que ce soit.
— Je réfléchis mieux le ventre vide.
— Sûr ? Hier au soir, vous avez eu la main lourde si je peux dire, risqua le vétéran. « Vous êtes blanc comme une oie. Nous pouvons tout à fait reporter… »
Mais Kilia était déjà sorti. Horace soupira, le suivit dehors où les deux hommes postés devant la porte l’accueillirent au garde-à-vous. Le héros du Saint Empire occupait les appartements privés du capitaine, un luxe que de Faro s’était empressé de lui céder dès son arrivée.
Franchissant l’entrepont, Kilia poussa en direction de la dunette. Partout, les marins fuyaient son regard, ou lui adressaient de brefs saluts militaires. Le protocole voulait qu’on saluât chacune de ses apparitions, mais son alcoolisme lui prêtait mauvaise réputation. La plupart des membres d’équipage s’arrangeaient à éviter sa compagnie.
Sa destination atteinte, il tira son épée, dont le fil acéré brilla au soleil. Il adopta une position de combat, puis invita le garde du corps à formuler une première offensive. Horace ne bougea pas. Comme chaque matin, il rechignait à pointer sa lame sur celui qu’il avait juré de défendre au péril de sa vie. Kilia n’en avait jamais eu la confirmation, mais il soupçonnait le vieil homme de le ménager. Il ordonna à son opposant de l’attaquer avec l’intention de le tuer, puis se fendit d’un coup de taille. Son adversaire n’eut d’autres choix que de dévier sa trajectoire et, après quelques passes d’armes volontairement dangereuses, porta une botte meurtrière sous les félicitations du héros.
Le chant du fer retentit. Les deux combattants se tournaient autour, alternant les gardes et les postures. À mesure des échanges, Kilia commença à reprendre des couleurs. Son cœur battait la chamade, la sueur s’écoulait le long de son cou, imbibait ses vêtements. Les chocs répétés réveillaient les douleurs de vieilles blessures. Mais il se sentait bien. Il se sentait vivant. Tout à l’heure, il retournerait à son existence misérable. Celle d’un ivrogne qui passait le plus clair de son temps à se soûler en cabine. À cet instant précis, plus rien n’avait d’importance. Ne comptaient que le tintement des lames, les torsions de sa main d’épée. Au diable les risques, il était redevenu le capitaine Beltran Kilia, l’orgueilleux soldat toujours prêt à se rendre en première ligne. Esprit rebelle doublé d’un sens inné du génie stratégique, il avait échoué deux fois à l’examen d’entrée avant de rejoindre la garnison. Il avait combattu les Orques sur leur propre terrain de jeu en formant les hommes aux techniques de guérilla. Il avait remporté la bataille Novara et participé à la reprise du fort Piedra. Il avait triomphé du grand Kyouso et, il aimait à le croire, amené ce dernier à dissoudre l’union clanique. Roturier de naissance, il n’avait jamais eu d’autres objectifs que de se hisser au sommet de l’échelle sociale, se pliant au souhait de son idiot de paternel. Il avait si bien réussi qu’il s’était vu décoré de trois traits d’or, la plus haute distinction qui soit. Il avait gagné le respect de tous, jusqu’à celui du roi. Il avait obtenu tout ce dont un homme pouvait rêver.
Le duel terminé, il échangea avec Horace une accolade puis se sécha le visage à l’aide d’un linge propre. L’adrénaline commençait à retomber. La réalité refaisait surface. Le garde du corps s’alarma de la présence d’une tache de sang sur son épaule, mais après un rapide examen, conclut à une simple égratignure. Il insistait pour qu’il se rende à l’infirmerie lorsque l’on annonça la bonne nouvelle.
« TERRE EN VUE. TERRE EN VUE ! » criait-on depuis le gréement. L’information circula bientôt d’un bout à l’autre du navire. L’euphorie s’empara des hommes. Les matelots se frappaient dans le dos ou se sautaient dans les bras. Les vétérans opinaient du chef, un léger sourire aux lèvres. Les officiers eux-mêmes fêtaient l’événement. Réveillé par le vacarme ambiant, le père Malthus se hissa sur le pont. Il entonna en compagnie du capitaine de Faro l’un de ses fameux cantiques, et comme apparaissaient au loin les rivages du Nouveau Monde, les marins adressèrent à l’unisson une prière au saint patron des voyageurs.
La Vierge remonta les côtes en compagnie d’une volée d’oiseaux exotiques. La lisière du continent se composait d’un réseau de bancs de sable blanc et de falaises verdoyantes percées de calanques inaccessibles. La navigation y était pratiquée avec prudence. De nombreux débris jonchaient les massifs dentelés de ce rempart naturel. Ceux de fragiles esquifs abandonnés par des pécheurs, de navires marchands, de sloops, de galions, de frégates de combat, la plupart rendus à l’état de squelette de bois mouillé. En ces eaux tumultueuses, les cas de naufrages étaient fréquents. Il n’était pas rare de reconnaître au gré des marées les vestiges de vaisseau datés de plusieurs années, voir des premiers temps de la découverte.
Une soudaine agitation s’éleva à bord lorsque les vigies signalèrent sur bâbord la carcasse d’un bâtiment bien connu de l’équipage. Il s’agissait du Lavia, navire de tête du convoi et fleuron de la flotte royale.
Pressée contre les récifs, la frégate ballottait au gré du vent. Sa figure de proue était fendue par le milieu, ses voiles déchirées sur toute la longueur. Deux de ses trois mâts reposaient à l’horizontale.
Le capitaine de Faro ordonna que l’on descende les chaloupes. Une équipe formée par le quartier-maître en personne fut dépêchée sur les lieux.
De retour de leur incursion, les hommes remontèrent les bras chargés de vivres et de fournitures en tout genre. La coque du Lavia, bien qu’éventrée, ne présentait pas le moindre impact de boulet de canon. Une part importante de sa cargaison reposait toujours en cale, l’autre avait sombré au fond des eaux. Le temps semblait s’être figé à l’intérieur. Les documents de bords et les cartes de navigations étaient restés étendus sur leur pupitre, les serpillières baignaient dans leurs seaux, les casseroles de gruau rongées par les vers moisissaient en cuisine. Ils avaient fouillé l’épave de fond en comble sans y trouver ni cadavre ni tache de sang. Au récit de cette étrange découverte, les plus vieux parmi les marins commencèrent à s’agiter. Il se murmurait qu’il ne s’agissait peut-être pas d’un accident, que la Lavia aurait été victime de forces surnaturelles. Des sirènes, répétaient les anciens, transis de terreur. Le reste de l’équipage ne voulait rien entendre. Les bouches étaient asséchées et les estomacs gargouillaient. Peu importe le prix à payer, ils étaient prêts à prendre le risque.
Le père Malthus sermonna les affamés, et, après s’être entretenu en privé avec le capitaine, déclara le Lavia et son contenu perdu à jamais. Il ajouta qu’il aurait mieux valu ne rien toucher à l’intérieur, que renvoyer là-bas qui que ce soit serait suicidaire. Après une courte hésitation, de Faro donna l’ordre de jeter par-dessus bord tout objet en provenance de la frégate, menaçant tout contrevenant de la peine capitale. Les marins s’exécutèrent, partagés entre tristesse, colère et soulagement.
Leur besogne terminée, un vent puissant manqua de rabattre la Vierge contre les récifs, signe incontestable de malédiction. Dès lors, le temps se dégrada. Les rafales se succédaient. Les voiles se gonflaient et se dégonflaient. Le ciel restait clair, mais le roulis produit par les vagues menaçait de jeter hommes et marchandises à la mer, au point que le quartier-maître dut seconder le timonier à la manœuvre. La Vierge poursuivit ainsi dans les pires conditions, jusqu’à gagner les abords d’une crique où, la nuit tombée, le navire mit au mouillage afin de rapiécer les voiles. Le lendemain, les vents n’avaient guère faibli. Le capitaine n’en décréta pas moins le départ, et les hommes se relayèrent jusqu’au soir sous les caresses des embruns.
Cloîtré au fond de ses appartements, Kilia passait le plus clair de son temps à s’enivrer. À la moindre éclaircie, il sautait au bas de son fauteuil, s’armait en vitesse et intimait à Horace de le suivre dehors. À peine les deux soldats avaient-ils franchi les limites de l’entrepont que de violentes rafales les obligeaient à rebrousser chemin. Le héros refusait à présent de se présenter au mess des officiers. Il s’était fait porter malade et exigeait qu’on lui serve ses repas en cabine. Il n’en recevait pas moins les visites de De Faro, qui passait parfois plusieurs fois par jour s’enquérir de sa santé. Il se sentait vide, comme lessivé en permanence. Il avait hâte de regagner la terre ferme, de quitter enfin cette maudite coquille de noix. Retrouver son quotidien.
Bientôt, la Vierge appareillerait au port de Sadriento. Il descendrait en grande pompe en compagnie du capitaine, son garde du corps sur les talons. Sa présence à bord d’un vulgaire navire de commerce ne tarderait pas à faire les gros titres. Il rejoindrait le palais du vice-roi, où il prendrait ses fonctions à la tête du conseil stratégique affecté au conflit contre le peuple autochtone. Les parvenus et les bourgeois lui assureraient de leur soutien. Les nobles le traiteraient avec mépris, ou fomenteraient contre lui de sordides projets d’assassinat. Sa position à la cour ne tenait qu’à son seul poids politique. Aujourd’hui, la famille royale disposait de bien meilleurs tacticiens, mais aucun d’entre eux n’égalait le prestige du héros de la dernière guerre. Le pouvoir central, séparé de plusieurs milliers de kilomètres de sa plus importante source de revenu, ne pouvait se permettre de laisser les commandes de la colonie aux grandes compagnies privées.
Au sixième jour après la découverte du Lavia, le capitaine vint le trouver au saut du lit. Le temps, parait-il, s’était légèrement adouci. On avait repéré un navire de pêche, une occasion inespérée de se procurer du poisson frais.
Faute d’occupations, Kilia rejoignit le corps des officiers. Le personnel de quart s’était rassemblé sur le pont. Les vigies échangeaient malgré la distance des signaux de couleur. Les marins lançaient des cris joyeux. La Vierge entama une manœuvre d’approche.
— Refuser le pain des damnées fut la bonne décision. Voyez comme L’Unique récompense le courage de ses enfants, se félicita le père Malthus.
— Ces côtes regorgent de vie, souligna le capitaine de Faro à l’intention exclusive de Kilia. « Nos compatriotes auront bien quelques prises à nous céder. »
Se dessinaient à présent les contours du navire des pêcheurs. Il s’agissait d’un sloop, pièce de maigre envergure en comparaison de la Vierge et ses cinq-cents tonneaux. Mais bien plus rapide. De fugaces silhouettes armées s’activaient à son bord.
Le quartier-maître fit part d’un mauvais pressentiment. Au même moment, les vigies repèrent une seconde embarcation, jusqu’ici camouflée derrière un amas rocheux.
Dès lors, les événements s’accélérèrent. Le sloop s’ébranla, sans doute débarrassé d’une provision de barils lestés. Le capitaine renvoya tout le monde à son poste.
La Vierge commença à pivoter, mais trop tard. Déjà leurs poursuivants se portaient à leur niveau. À bord du sloop, une horde d’hommes et de femmes à la peau noire brandissaient masses et coutelas, préparaient leurs grappins. Un crâne à boucles d’oreilles représenté sur fond noir remplaça l’aspic étoilé du Saint Empire.
« Des pirates ! », cria quelqu’un. Le capitaine de Faro ordonna le branle-bas de combat.
Les femmes et les civils se réfugièrent sous l’entrepont. Les marins se ruèrent en direction des canons, ou de l’armurerie. Les pirates mimaient des actes de tortures ou riaient à gorge déployée, leurs dents blanches produisant un contraste saisissant avec la couleur de leur peau. Le second sloop approchait, toutes voiles dehors. Les deux navires s’apprêtaient à les prendre en tenaille. Les griffes des premiers grappins se fichèrent en travers des garde-corps. Le contact était imminent.
— Feu ! Feu à volonté ! aboya de Faro, sans résultat. Les canonniers, dépassés, n’avaient pas encore chargé le moindre boulet. Il était trop tard.
Partout, les marins, se poussaient les uns les autres, se chamaillaient autour des râteliers d’armes. Les officiers supervisaient tant bien que mal la distribution.
Kilia enjoignit aux hommes de se mettre en rang. Horace prit la tête d’un premier groupe.
— Tenez-vous à l’abri du danger, lui lança le garde du corps par-dessus son épaule.
Kilia n’eut guère le loisir de répondre. À cet instant, une masse imposante enjamba d’un bond le bastingage, celle d’un géant revêtu d’une armure étincelante. Un plastron lamellaire recouvrait son torse et ses épaules. Un casque à visière recouvrait l’intégralité de son visage. Protégé derrière un grand pavois d’une épaisseur prodigieuse, il maniait une redoutable masse d’armes. La peur au ventre, un jeune mousse tout juste équipé se jeta sur lui. Il n’eut pas même le loisir de brandir sa lance que le colosse lui fracassa le crâne d’une offensive foudroyante.
Kilia commanda aux archers d’abattre le nouveau venu. Une volée de flèches siffla. La plupart d’entre elles se brisèrent sur son bouclier. Une seule égratigna son bras droit. Sa masse d’arme couchée sur l’épaule, celui-ci n’en poursuivit pas moins son avancée. Il se déplaçait d’un pas tranquille, tel un vétéran familier du champ de bataille.
Poussées par les vents, les coques des deux navires se heurtaient sans arrêt. Les marins manquaient de perdre l’équilibre. Le géant profita d’un énième impact pour s’élancer au contact de la phalange improvisée. Les rangs, alors, se brisèrent. Les hommes fondirent sur lui sans réfléchir, ou se recroquevillèrent de terreur.
Horace hurla aux troupes restantes de concentrer leurs efforts sur le bastingage. Il enjamba les corps des blessés, puis confronta en personne le colosse en armure. Celui-ci para de justesse le tranchant du vétéran, lui adressa une feinte doublée d’une cuisante contre-attaque. Un nouvel assaut lui permit de reprendre l’avantage. Le suivant manqua de lui emporter la mâchoire. Il ne dut sa survie qu’à l’intervention de Kilia, lequel asséna au géant un rapide estoc.
Pris en étaux, le colosse recula d’un pas, frappa son bouclier en guise de provocation. Il adopta une posture de combat plus étudiée, façon d’informer le duo qu’il n’avait fait que jouer jusqu’à présent.
Kilia remarqua sa peau vert pâle. Ses bras veinés de muscles étaient couverts de tatouage. Un entrelacs de symboles tribaux qu’il ne connaissait que trop bien.
Il s’agissait d’un Orque, et pas n’importe quel Orque. Un Odjikou des montagnes de l’Est. Un être respecté au-delà des limites de son propre clan.
Que faisait un tel guerrier au milieu d’une vulgaire bande de coupe-jarrets ?
Derrière lui, la seconde embarcation terminait son abordage. Les pirates affluaient sur le pont. Parmi eux, un homme coiffé d’un cache-œil hurlait des ordres à tue-tête. Le capitaine de Faro avait disparu on ne sait où. Bon nombre de marins baignaient dans leur sang. D’autres avaient préféré renoncer au combat, ou suppliaient qu’on épargne leur vie. En infériorité numérique, les forbans souffraient d’un net désavantage, mais ils avaient su jouer de l’effet de surprise et de l’épuisement des troupes après un si long voyage. Le tout sans compter la présence de l’Orque. La bataille était perdue d’avance.
Fort de cette constatation, Kilia baissa son épée. Horace s’interposa, mais le géant ne bougea pas. Il se contenta d’opiner du chef. La reddition fut aussitôt déclarée. Les hommes déposèrent les armes, et l’on aida à la manœuvre des effectifs du camp adverse.
Malgré la présence du héros du Saint Empire, le sort de la Vierge s’était joué en l’espace de quelques instants.
Les deux sloops amarrés, les envahisseurs investirent le brick sous la direction de l’homme au cache-œil. Les pirates lorgnaient sur les plus jolies femmes. Les morts avaient été entassés à l’écart. Le médecin de bords et ses aides s’occupaient des blessés. L’Odjikou, quant à lui, s’était installé sur le petit escalier donnant sur la dunette.
Le capitaine de Faro reparut comme par enchantement. Il condamna la lâcheté des hommes, souligna l’inaction des officiers. Il baissa d’un ton lorsqu’il prit conscience que l’ordre de retrait émanait de Kilia en personne.
Les marins gardaient le silence. Il se murmurait les pires rumeurs au sujet de leurs geôliers. Tous ou presque avaient reconnu le pavillon ennemi, et celui-ci avait joué un rôle déterminant sur l’issue du combat. Synope la noire avait la réputation d’un être cruel et sans limites, responsable de nombreux massacre de par les mers. Elle était, dit-on, la veuve d’un puissant chef de guerre tombé en disgrâce, rendu en esclavage par ses ravisseurs. La rumeur voulait que les négriers aient eu l’idée de marquer ses chairs au fer rouge, pour ensuite la baptiser en hommage au Saint Patron des océans. Elle aurait alors fomenté une mutinerie et entamé une carrière de pirate aux côtés du reste des esclaves. Kilia lui-même avait déjà entendu prononcer son nom à la cour. Les navires du roi lui donnaient la chasse, mais ses hommes et elle avaient jusqu’ici toujours su passer entre les mailles du filet.
L’attention du groupe se porta sur l’apparition d’une jeune femme de bonne taille aux longs cheveux crépus. Synope se hissa sur le pont, un sourire satisfait sur les lèvres. Un manteau de marine couvrait ses épaules. Un collier de doigts flétris était suspendu à son cou, d’amples boucles aux couleurs ambrées pendaient à ses oreilles. Un sabre orné d’un rubis bringuebalait à sa ceinture.
Les pirates tracèrent à son intention une véritable haie d’honneur. Elle estima d’un rapide coup d’œil les forces en présence, avant d’arrêter son regard sur le groupe des officiers. Elle se porta au-devant de De Faro.
— Permettez-moi de vous féliciter, capitaine, déclara-t-elle d’un ton moqueur, « Vous avez pris la bonne décision, et évitez par la même un odieux bain de sang. »
— Pour votre information, ce navire est missionné par le trésor royal. Votre entreprise menace les intérêts de Sa Majesté en pers…
La jeune femme tira son arme. La lame de son sabre frôla le visage de De Faro, qui tomba à la renverse, le souffle coupé. Le père Malthus et le quartier-maître s’empressèrent de l’aider à se relever, mais le capitaine les repoussa d’un geste brusque.
— Tenez-le bien, mon père, sans quoi je ne donne pas cher de sa peau ! lança Synope, provoquant l’hilarité de ses associés. Elle se détourna en direction de l’assistance.
— Soyez tranquilles, messieurs-dames, le plus dur est derrière vous. Je n’aurais pour vous qu’une simple recommandation : coopérez sans faire d’histoire et tout se passera bien. Résistez et je peux vous assurer que vous regretterez vos derniers instants en ce bas monde.
Une partie des pirates entreprit de désarmer les marins, l’autre fouilla la Vierge de fond en comble. Ils retournèrent les dortoirs, cadenassèrent l’armurerie puis visitèrent les appartements du capitaine. Une demi-douzaine de passagers furent conduits en surface, les bras chargés de caisses de vin. La nature de la cargaison fut saluée de francs vivats par l’ensemble des bandits.
L’Odjikou choisit cet instant pour quitter les marches de l’escalier. Les forbans, jusqu’ici goguenards, changèrent soudain d’attitude. Ils s’empressèrent de s’écarter de son passage, non pas en signe de respect, mais le sourcil froncé, le poing serré sur la garde de leur arme.
Il scinda le groupe des officiers, se présenta devant Kilia, puis réclama d’un signe qu’il se met en position. Horace voulut intervenir, mais le héros du Saint Empire lui signala de n’en rien faire.
Sans un mot, la créature procéda à la fouille au corps. Les manches de sa chemise, tout d’abord, puis les bras, les flans, l’entrejambe. Kilia étouffa un frisson au contact des mains glacées du géant. L’Orque n’aurait eu aucune difficulté à lui broyer les os, ou à lui briser la nuque tel un vulgaire lapin. Il se contenta pourtant de palper ses vêtements, et lorsque ses doigts rugueux tâtèrent du fourreau sanglé à hauteur de son mollet droit, il poursuivit comme s’il se fut agi d’un banal renflement. Son office terminé, l’Orque s’en retourna à son poste. Il s’entretint un instant auprès de l’homme au cache-œil. Ce dernier s’empressa alors de glisser à son tour quelques mots à l’oreille de Synope.
Kilia ignorait pourquoi la créature avait préféré lui laisser une arme. S’agissait-il d’une marque de respect ou d’un piège tendu à son intention ? Les Orques étaient des êtres taciturnes, difficiles à cerner. Ils observaient en toute circonstance un nombre incalculable de lois soi-disant édictées par leurs dieux barbares. Les Odjikou tout particulièrement étaient connus pour suivre le code à la lettre.
— Je viens d’apprendre que nous comptions parmi nous un éminent invité, reprit Synope. Elle se détourna en direction de Kilia. « Que nous vaut l’honneur de votre présence, mon doux seigneur ? »
De Faro, qui jusqu’ici avait préféré garder le silence, sauta sur l’occasion.
— Votre chien de garde a du nez, siffla-t-il entre deux respirations. « Vous avez devant vous le célèbre Beltran Kilia, grand héros des guerres vertes et du Saint Empire tout entier. Vous ne me croyez pas ? Regardez donc le collier pendu à son cou. Vous vous attaquez à un proche du Roi. »
Un léger moment de flottement succéda à cette assertion. Les pirates, décontenancés, se tournèrent vers leur capitaine. Synope elle-même semblait troublé.
— Soit. Monsieur Kilia fera un parfait otage, trancha-t-elle enfin, après un rapide coup d’œil par-dessus son épaule. « Et maintenant, capitaine, nous avons à parler. Houroun, mon ami aimerait s’asseoir. »
L’homme au cache-œil déposa près de De Faro un tabouret branlant tiré des cuisines, puis incita celui-ci à prendre place sans plus attendre. Une bouteille fut débouchée, et l’on servit au commandant un verre de vin.
— Voilà comment les choses vont se dérouler, reprit Synope après avoir descendu au goulot une rasade d’alcool. « Vous allez nous céder votre pavillon, puis nous ferons main basse sur votre cargaison et tout ce que nous jugerons utile. Vos hommes, bien sûr, assureront le transfert à nos côtés. Ils seront bien traités, vous avez ma parole. Mais d’abord, vous allez me révéler la cachette de vos documents de bords. Les procédures de la marine sont strictes. Je ne connais que trop bien la fourberie des ingénieurs de la couronne, et j’aimerais ne pas avoir à désosser pièce par pièce votre beau navire. »
Le capitaine gardait le silence, son verre intact toujours à la main. L’assistance était pendue à ses lèvres.
— La cargaison appartient de plein droit à l’armateur royal. Et je ne vous céderais pas le moindre document, prononça-t-il d’un air supérieur. « Me prendriez-vous pour un sot ? Nos cartes vous permettront de poursuivre vos forfaits en toute impunité. Ce que vous me demandez-là porte un nom. Ce n’est ni plus ni moins que de la haute trahison. »
Une ombre passa sur le visage de Synope. Un concert de murmures indignés souligna l’insoumission du commandant. La jeune femme haussa les épaules.
— Voilà qui est fort regrettable. Vous m’obligez à employer des méthodes désagréables, capitaine, soupira-t-elle, « Nous commencerons par celui-là ! »
Le père Malthus tenta d’échapper à ses poursuivants. Il fut saisi par les aisselles, puis tiré en arrière. On lui arracha sa bure et ses bijoux de valeur. Ses gesticulations durent contrarier ses ravisseurs, car ils s’arrêtèrent le temps de le passer à tabac. Le décorum rappelait par bien des aspects les scènes de punitions corporelles communes à la marine marchande. Aussi, les hommes se rassemblèrent en silence aux abords du lieu de l’exécution. Ligoté contre le mât d’artimon, le père Malthus implorait grâce, tendait les bras en direction des témoins. Synope tournait autour du malheureux, tel un félin sur le point de fondre sur sa proie. Après une énième lampée d’alcool, elle entailla le front du prêtre du bout de sa lame, lui arrachant un cri strident.
— C’est tout un art de prolonger l’agonie le plus longtemps possible, lança-t-elle à la cantonade. « Mais vous pouvez toujours me révéler l’emplacement des cartes. Vous rendriez un fier service à votre ami, vous savez. »
De Faro, sans un mot, caressait sa chevalière. Synope donna le signal de départ. L’homme au cache-œil désigna ses bourreaux, lesquels s’armèrent de couteaux pointus ou des pinces coupantes, puis se postèrent tout autour du mât. Le père Malthus étouffa un gémissement.
Le premier commença par lui taillader la joue, le second traça une croix sur son avant-bras. Le suivant le frappa si fort qu’une volée de dent s’éparpilla sur le plancher. Les sévices allaient crescendo. Les pirates lui arrachèrent les ongles des mains et des pieds, puis le reste des dents. On lui sectionna les phalanges, lui trancha le nez, les oreilles, les parties intimes, les mamelons. On lui creva les yeux. Les tortionnaires tournaient autour du supplicié, poussaient au terme de chacune de leur offensive des rugissements bestiaux. Lorsque Synope termina de descendre la bouteille, le père Malthus cessa de hurler. La douleur avait tétanisé ses mâchoires. Des larmes de sang coulaient sur ses joues. Son torse nu n’était plus qu’un amas de chair sanguinolente. Il était méconnaissable.
Les pirates détachèrent le corps du prêtre, qu’ils ajoutèrent au sommet de la pile de cadavres entassés sur le pont. Synope congédia ses hommes.
— Je vous fais grâce de la dépouille, lança-t-elle d’une voix teintée d’ironie. « Son engagement au service de la couronne lui vaudra à n’en pas douter les honneurs militaires. Des volontaires pour la suite des festivités ? À moins que votre capitaine n’ait changé d’avis ? »
L’équipage observait un silence glacial. Tous les regards étaient braqués sur de Faro, lequel, blanc comme un linge, contemplait la scène d’un air terrifié.
En l’absence de réponse, Synope entreprit une promenade sur le pont. Elle s’accordait de temps à autre de rapides arrêts parmi les marins, semblait hésiter sur l’identité de sa prochaine victime. Kilia détaillait chacun de ses déplacements. Il sentait buter contre sa peau le fourreau sanglé à son mollet. La lame logée à l’intérieur pouvait à elle seule inverser le rapport de force.
Pour sauver son honneur, de Faro s’apprêtait à sacrifier l’équipage tout entier, un massacre au nom de futiles principes moraux. Les hommes, tout au long de la traversée, avaient supporté ses frasques et ses mauvais traitements. Cette fois, il était allé trop loin.
Il balaya la scène de droite à gauche, surveilla du coin de l’œil l’Odjikou qui, assis sur les marches de la dunette, semblait se désintéresser de la situation. Il devait agir rapidement, sans éveiller les soupçons.
Synope passa à sa portée. Le héros s’avança, prêt à frapper. Mais l’homme au cache-œil choisit cet instant pour rejoindre sa capitaine.
De nouveau, il s’entretint avec elle à voix basse, et la jeune femme ne parut guère apprécier la conversation. Elle renvoya d’un geste le messager, avant d’arrêter son choix sur un quarantenaire à la barbe grisonnante. Un berger en provenance d’un village de montagne.
Les pirates eurent tôt fait de l’installer contre le mât. Une vague de protestation souleva les rangs de l’équipage. Le capitaine de Faro bondit alors hors son siège et, d’un mouvement brusque, se détourna en direction des marins.
— Vous n’êtes qu’une bande d’incapables, vociféra-t-il. « Vous avez permis à ces bouchers de nous aborder, et maintenant vous osez remettre en doute mon autorité. Croyez-moi, des têtes vont tomber lorsque la magistrature aura eu vent de ce qui s’est passé ici ! »
Le martyr du berger fut de courte durée, soit que celui-ci supportait mal la torture, soit que les hommes préposés à la tâche s’accordèrent à abréger ses souffrances. Le cadavre du malheureux rejoignit celui du prêtre. Synope reprit son va-et-vient parmi l’équipage.
Kilia avait profité de l’exécution pour se rapprocher du quartier-maître. Ce dernier avait accueilli ses paroles avec prudence, hochant la tête sans pour autant oser quitter des yeux la mise à mort. Le plan proposé ne lui convenait pas, mais les circonstances le disposèrent à accepter.
Synope adressa à de Faro de vaines provocations, puis désigna une nouvelle victime. Il s’agissait d’un jeune mousse du nom de Merle, un gamin vif et débrouillard qui tout au long de la traversée avait égayé les mauvais jours par ses chansons. Que l’on s’apprête à exécuter lâchement un enfant poussa les marins dans leur dernier retranchement. De petites poches de résistance se formèrent. Hommes et femmes commencèrent à conspuer le commandement. Ils suppliaient les officiers de reprendre les rênes, de lutter face à l’inconséquence de De Faro.
Synope ne manqua pas se ranger du côté des mutins. Elle invita le capitaine à lui céder les documents demandés.
Contre le mât, le garçon piétinait dans une marre de sang. Les marins redoublèrent d’invectives. Horace, lui, se tenait en retrait, prêt à intervenir.
— Vous oseriez traiter avec ces scélérats, infâmes pourceaux que vous êtes ! Se récria de Faro. « N’avez-vous donc aucune dignité ? »
— Je vous ai mal jugé, je crois, admit Synope, « je vous pensais pleutre, mais vous n’êtes qu’un imbécile. »
Le quartier-maître se détacha du reste du groupe. Ses épaules tressautaient au rythme de sa respiration saccadée. Son visage dégoulinait de transpiration.
— De grâce, capitaine, acceptez les conditions. Révélez-leur l’emplacement, protesta-t-il.
— Comment osez-vous vous adresser à moi sur ce ton.
— Il a raison, intervint Kilia, qui à son tour avança d’un pas, « Ils ne s’arrêteront pas avant d’avoir obtenu ce qu’ils veulent. Cédez-leur les documents et cessons cette folie. J’en prendrais la responsabilité. »
— Vous, vous me suggérez de me déshonorer ?
— Je vous suggère de sauver vos hommes.
De Faro se souleva sur sa chaise. Il contempla son verre, avala d’un trait son contenu. Ses traits se durcirent alors, son regard se teinta d’amertume.
— Je vous ai accueilli à bord de mon bateau. Je vous ai offert tout le confort disponible, jusqu’à renoncer à mes propres appartements, commença-t-il d’un ton métallique, « Vous, roturier, décoré par la main même de Sa Majesté, vous qui vivez aux dépens du trésor royal, vous seriez prêts à trahir l’Empire sous la menace de vulgaires bandits. »
Il éleva la voix, de sorte que l’assistance puisse entendre ses mots.
— Mais j’aurais dû m’en douter. Combien de fois vous ai-je trouvé déambulant ivre mort sur le pont, ou tenant auprès de nos passagères des propos scandaleux. Votre garde du corps n’assure pas seulement votre protection. Ils surveillent vos écarts ! Vous n’avez rien d’un héros, monsieur. Vous n’êtes qu’un prête-nom, un homme de paille. Les citoyens du monde vous acclament, alors que vous n’êtes qu’un bouffon. Vous ne méritez pas de…
Le coup partit sans prévenir. Kilia envoya un direct en plein visage de son interlocuteur, le saisit par le col avant de le jeter au bas de son perchoir.
Amusés, les pirates applaudirent le règlement de compte. Le quartier-maître assistait à la scène sans réagir. L’empoignade faisait bien partie du plan, mais l’altercation ne devait revêtir qu’une violence de façade.
Le Libérateur frappait, frappait encore, de toutes ses forces. Ses muscles le lançaient. La pointe de sa botte pénétrait les flans de De Faro. Ce dernier hurlait de douleur, implorait grâce. Kilia, lui, l’insultait de tous les noms. Il se revoyait célébré en héros par l’Empire tout entier, il recevait sa récompense sous les yeux d’une foule innombrable. Puis venaient les profiteurs de tout bord, les intrigues de cour, la corruption, l’emprise du roi. Il avait commencé à boire. Il avait bu la coupe jusqu’à la lie, jusqu’à s’y noyer, jusqu’à disparaître. Aujourd’hui, ses enfants fuyaient sa compagnie. La femme qu’il aimait s’était retranchée en campagne, loin des cercles de pouvoir. Elle refusait de lui adresser la parole. À lui, la marionnette docile, le « bouffon de Sa Majesté ». Et voilà que tout ceci ne comptait plus. Il avait trahi l’Empire, lui ? Quand au juste avait-il troqué son costume de héros contre celui d’un abject parasite ? Il ne s’était jamais senti aussi pitoyable de toute sa vie.
Alarmée devant la violence des coups, Synope se précipita pour les séparer. Horace s’élança alors au-devant de l’homme au cache-œil, concentrant sur lui l’attention. Aveuglé par la colère, Kilia n’en réagit pas moins au signal. Il relâcha sa prise, empoigna d’une main le bras d’épée de Synope, de l’autre, tira son arme. À peine eut-elle le temps de tenter de se dégager que la lame du Libérateur lui chatouillait la gorge. Les pirates, hilares, se figèrent. Synope, dans un geste d’apaisement, exhorta ses troupes au calme.
Étendu par terre, de Faro gisait à la limite de l’inconscience. L’Odjikou, depuis les marches, avait relevé la tête. Il observait la scène avec attention. Ils avaient réussi.
Le médecin de bord se porta au chevet du capitaine. Horace retira à Synope son sabre et plusieurs couteaux de lancer, puis, sur ordre du héros, regagne les rangs des marins. Kilia commanda aux bourreaux de détacher le jeune mousse. Ils s’exécutèrent sur ordre de Synope.
— Vous n’avez pas honte de menacer ainsi une faible femme, s’amusa son otage.
— Ne tentez rien, ou je vous égorge comme un cochon.
— Et après ? chanta-t-elle comme si de rien n’était. « Mes hommes me vengeront, et voilà tout. C’était un très joli coup, inutile, mais quand même. Je n’aurais jamais imaginé que vous seriez prêt à aller aussi loin… »
— Taisez-vous, et avancez.
Kilia pénétra seul la foule en compagnie de la jeune femme. Les pirates se scindèrent à son passage, crachant sur le sol ou le menaçant de signes explicites. Il sentait sur lui le regard noir de ses ennemis, leur agressivité à peine contenue. Au milieu de ce nid de vipères, la plus petite ouverture signifiait la mort, et le héros du Saint Empire ne doutait pas qu’il lui serait réservé le pire des châtiments pour avoir osé lever la main sur leur capitaine. Il n’avait plus le droit à l’erreur, à présent.
Il traversa ainsi une partie du pont, contourna le mât de misaine, puis se dirigea vers la dunette. Lorsqu’il se présenta devant l’Odjikou, Synope se raidit sous sa lame.
— Je m’appelle Beltran Kilia, se présenta-t-il d’une voix sonore, selon le code de conduite des peaux vertes. « Quel est ton nom, guerrier ? »
Assis sur les marches, les bras posés sur les genoux, le géant à l’armure étincelante le jaugea de pied en cape. Sa masse d’arme, bien en évidence, reposait à sa ceinture.
— Je suis In’kiro kod Seki. Qu’est-ce que tu veux humain ? Résonna une voix sous son casque à visière.
— Que l’histoire se termine bien. Pour tout le monde.
— Ce n’est pas de mon ressort.
— Je crois au contraire que c’est tout à fait dans vos cordes, se renfrogna Kilia. « Vous jouez les subalternes pour mieux garder la situation sous contrôle, mais c’est vous et vous seul qui décidez ici, n’est-ce pas ?
Une vague de protestation souleva les rangs des pirates. Le colosse dessangla son casque, le déposa à ses pieds. Il présentait les traits d’un vieil Orque au visage sévère et désabusé. Une horrible cicatrice balafrait sa joue droite, révélant une partie de sa dentition. Ses deux petits yeux perçants se braquèrent sur Kilia.
— Tu es bon observateur, grogna la créature d’une voix caverneuse, « Mais mon associée a raison, tu n’obtiendras rien de cette façon. »
— Vous croyez ? menaça le héros, « Vous commandez, mais vous n’êtes pas capitaine. Pour qui travaillez-vous ?
— Les pirates ne travaillent pour personne.
— Oh, vous n’êtes pas un pirate. Vous êtes un exécutant, et à en juger par les moyens mis en œuvre, votre employeur est un homme puissant. Si je devais parier, je gagerais sur une opération de sabotage. Mais la présence d’un intime du roi ne faisait pas partie du contrat. Et maintenant, vous hésitez sur la marche à suivre, ou peut-être craignez-vous seulement de vous opposer à moi. »
— Trêve de palabres, Beltran Kilia prononça In’kiro, détachant chacune des syllabes. « Je sais qui tu es. Présente-moi ton offre, ou par Okra, je vous décapite tous les deux. »
— Une caisse de vin contre votre départ. Nous garderons Synope jusqu’à la nuit tombée. Elle vous rejoindra à l’endroit qu’il vous siéra le mieux.
Les pirates accueillirent la proposition comme une plaisanterie. Le vieil Orque, lui, ne riait pas.
— Et si je refuse ?
— Je trancherais la gorge de Synope et vous entraînerais dans ma chute.
— Tu n’obtiendras qu’une mort lente et douloureuse.
— Ne jouez pas au plus malin. Ces hommes vous détestent, et vous le savez. Ils vous tiendront pour responsable. Vous êtes peut-être fort, mais je doute que vous puissiez en venir à bout.
L’Orque se redressa dans un râle, se porta au-devant de son interlocuteur. Sa carrure formidable lui donnait des airs de chef de clan. Il semblait sourire, ou peut-être était-ce un effet de sa cicatrice. Kilia soutint son regard, prêt à mettre ses menaces à exécution.
L’échange eut lieu selon les termes énoncés par Kilia. Synope commanda à ses troupes de se retirer. Le vieil Orque récupéra sa provision de vin, puis regagna le sloop sans se retourner. Les cordages défaits, les trois navires appareillèrent. Les deux partis s’éloignèrent comme s’il se fut agi d’une simple transaction commerciale.
Au bout d’une heure à peine, le vent commença à faiblir. La houle berçait la coque de la Vierge en un lent va-et-vient. La vie avait repris son cours.
En l’absence du père Malthus, les hommes procédaient en personne aux derniers sacrements, récitaient des prières avant de basculer les corps à la mer. Synope avait été conduite en cellule. Horace s’assurait que personne ne descende se venger sur la jeune femme. L’état du capitaine de Faro était stationnaire. Il rencontrait des difficultés à se déplacer, mais n’en dispensait pas moins ses directives depuis les bancs de l’infirmerie. Quant à Kilia, il passait son temps sur le pont, partagé entre l’office religieux et la gestion des troupes. Les deux sloops disparus, son intervention auprès des pirates avait été saluée d’un véritable triomphe, si bien que le capitaine avait été forcé d’élever la voix afin d’obtenir le silence. De Faro avait mentionné Kilia au cours de son discours, mais ne lui avait concédé qu’un rôle mineur face au courage exemplaire dont avait fait preuve les marins. Il n’avait reçu au terme de son allocution qu’une série d’applaudissements mitigés.
Au crépuscule, la Vierge relâcha aux abords d’un à-pic. Les hommes conduisirent Synope en surface, où l’attendait sa chaloupe. Ils s’apprêtaient à sectionner ses liens lorsque le capitaine de Faro surgit depuis l’entrepont. Il était accompagné du quartier-maître.
— Par le diable, mais que faites-vous donc ? Qui vous a donné l’ordre de vous arrêter ?
— C’est moi, monsieur, concéda Kilia. « La nuit tombe, et il est temps pour nous d’honorer notre part du marché. »
— Notre part du marché ?
Le capitaine considéra l’ensemble de la scène.
— Vous ne comptez tout de même pas libérer cette femme, s’étrangla de Faro. « Qui plus est, elle est recherchée dans tout l’Empire ! »
Synope, bien que désarmée, soutint son regard.
— Je ne reviendrais pas, c’est promis, lâcha-t-elle d’un air moqueur.
— Et vous donnez foi à ses paroles ?
— Nous n’avons pas le choix ! déclara Kilia d’un ton sans réplique. Vous avez vu comme moi à quel point elle compte pour eux. Si nous ne respectons pas notre accord, les pirates nous poursuivront sans répit. Nous n’atteindrons jamais Sadriento. »
La violence de l’altercation attira sur le pont l’ensemble de l’équipage. Les officiers suivirent, mais, indécis, préférèrent n’apporter leur soutien à aucun des deux camps.
— Monsieur Kilia, regagnez vos appartements, c’est un ordre, commanda de Faro. « Cambusier, reconduisez cette femme en cellule ! »
En l’absence de réponse, le capitaine s’empourpra.
— Non ? Emparez-vous d’eux ! Au fer et à fond de cale !
Le silence tomba. L’assistance, paralysée, ne savait comment réagir. Le quartier-maître éleva la voix en faveur du capitaine. Deux hommes, l’air penaud, se saisirent du cambusier. Deux autres entreprirent de maîtriser Kilia. Après quoi la situation dégénéra en peu de temps.
Horace tira son épée. Le héros appela au calme, mais trop tard. Le cambusier, aux prises avec ses ravisseurs, cracha au pied du capitaine, en réponse de quoi celui-ci lui asséna une violente gifle. Un premier homme s’opposa alors à son isolement, puis un second, un troisième, un quatrième. Une foule compacte s’interposa bientôt. Des huées s’élevèrent d’un bout à l’autre du navire.
— Qu’est-ce à dire que ceci ? Par ordre du roi, je vous ordonne de vous écartez ! s’époumona de Faro.
Sous la pression populaire, le cambusier retrouva sa liberté. Un petit groupe de fidèles prit la défense de De Faro. Une empoignade eut lieu. Le capitaine reçut quelques coups, le quartier-maître une blessure au flanc. Il s’en fut de peu qu’ils terminent lynché par la foule.
Kilia se porta au-devant des insurgés, rappelant aux hommes que de Faro méritait un procès équitable. La situation lui avait échappé. À présent que le sang avait coulé, il n’était plus possible de revenir en arrière.
Le capitaine et ses soutiens furent capturés, alignés en rang, puis conduits en cellule. Les marins réclamaient la tête de De Faro. D’aucuns souhaitaient le pendre haut et court, d’autres proposaient de le jeter tout bonnement à la mer. Tous connaissaient le sort réservé aux hommes coupables de mutinerie. Une vie de fugitif, de mort en sursis. Ils ne reverraient jamais leur famille. Mais la colère était plus forte. Ils avaient tant souffert, tant subi au cours de la traversée qu’ils étaient prêts à tous les sacrifices.
Synope fut libérée comme convenu. Les marins tinrent conseil sous la tutelle de Kilia et du cambusier. La nuit même, les prisonniers passèrent en jugement devant tout l’équipage. Le second et le maître charpentier, considérés comme complice de par leur proximité avec le capitaine, furent tous deux condamnés à mort et exécutés sur le champ. Le médecin de bord évita de justesse un sort semblable, tant grâce au témoignage de Kilia qu’à son expertise auprès des blessés. Le quartier-maître, au regard de ses états de service et malgré son indéfectible soutien à l’endroit de la hiérarchie, obtint la grâce du jury. Enfin, le capitaine de Faro, qui tout au long du procès, ne cessa de couvrir d’injures ses détracteurs, écopa d’une peine à la mesure de son irrévérence. Le lendemain, il recevrait par tranche horaire autant de coups de fouet qu’il n’en avait ordonné au cours de la traversée.
À l’écart de ce tribunal populaire, hommes et femmes organisaient leur futur départ. Dès l’aurore, il était prévu de jeter une seconde chaloupe à la mer. On avait fait comprendre à ceux qui préféraient se rendre à la justice qu’ils n’étaient plus les bienvenus à bord, qu’il serait profitable de se séparer au plus tôt. Horace conduisait en personne les préparatifs, rassuraient les passagers. La Vierge du Val stationnait à quelques encablures à peine du détroit.
Le lendemain, alors que de Faro était traîné de force sur le pont, que les marins se rassemblaient en vue du spectacle, le garde du corps s’employa à aider à descendre les derniers retardataires. Le quartier-maître s’attachait à sangler les biens des passagers. De grosses vagues s’écrasaient sur les flancs de la chaloupe. Horace ne cessait de relever les yeux, dans l’attente de son ami.
Enfin, Kilia apparut au sommet du bastingage. Il avait l’air détendu, mais ne portait ni sac ni bagage.
— Je reste, Horace.
— Qu’est-ce que vous racontez ? Où sont vos affaires ?
Le héros détacha son collier. Il le considéra quelques instants, avant de le jeter à son interlocuteur.
— Ils ont besoin d’un chef. Ils me l’ont proposé, et j’ai accepté, reprit Kilia d’une voix empreinte d’une pointe de fierté. « Vous leur direz que j’ai perdu la tête, que je vous ai menacé, ou que sais-je. Vous trouverez quelque chose. Portez-vous bien, mon vieux. »
Horace voulut remonter à bord, mais le héros ordonna à ce que l’on retire les cordages.
— Vous serez traqué comme un animal, un ennemi de la nation ! cria le garde du corps, en désespoir de cause. « Vous commettez une grave erreur. »
Mais Kilia avait déjà disparu. Les hommes commençaient à ramer. La Vierge s’éloignait et avec elle, les hurlements présumés du condamné.
Le capitaine de Faro mourut des suites de ses blessures. Son cadavre fut jeté à la mer sans le moindre ménagement. Kilia ne revit jamais Synope ni In’kiro. Il établit sa zone de chasse près du détroit.
Sa carrière de pirate décolla par le pillage du Nesmeron, un navire-commerçant escorté par deux frégates de la marine royale. Il jouit par la suite d’une solide réputation et devint bientôt le fléau des convois maritime.
Il ignora toute sa vie pourquoi le vieil orque avait préféré lui laisser une arme, ainsi que la teneur de sa mission. Il s’agissait bien d’une opération de sabotage, mais selon un procédé nouveau, particulièrement vicieux. Synope et ses hommes ne portaient aucun intérêt aux marchandises. Les cales des deux sloops permettaient d’entreposer les corps de leurs victimes. De véritables charniers à destination des bûchers funéraires. Ils maquillaient alors la scène et lavaient à grande eau les traces de leur forfait. Ils étaient des faiseurs de navires fantômes. Des épaves maudites, échouées le long des côtes, dont la presse locale attribuait la perte à quelques événements surnaturels. Ainsi, il n’existait plus ni coupables ni témoins.
Au bout du compte, l’influence du Libérateur n’avait pas suffi à éviter une mutinerie. Mais sa présence avait peut-être permis d’épargner de nombreuses vies.